Les Origines de la Solution finale. L’évolution de la politique antijuive des nazis. Septembre 1939 Mars 1942
Par Christopher R. Browning
Disons le tout de go, ce livre est un monument. Sa lecture est impérative pour tous ceux que l’histoire de la Shoah intéresse et interpelle. Le talent de chercheur de Christopher R. Browning, qui est de la trempe d’un Raul Hilberg, se conjugue avec une plume alerte et incisive. L’abondance des notes, en fin de volume, cent pages, témoigne du souci du détail et de la précision des auteurs. L’objectif avoué est de montrer l’irrésistible enchaînement, la spirale infernale qui a conduit, au fil des années, à la catastrophe.
« La plupart des historiens s’accordent sur le fait qu’il n’y a pas eu de théorie du « big bang » à propos des origines de la « solution finale » qui serait fondée sur une décision singulière prise à un moment précis. Il est généralement admis que le processus de décision s’est inscrit dans la durée et fut progressif »
Au départ, fin septembre 1939, les nazis disposent d’un programme grandiose de recomposition démographique de la sphère germanique. Ce programme, basé sur des critères raciaux sociaux-darwiniens, envisage, sans états d’âme, le déplacement de millions de personnes. Il s’est, explique Browning, imposé au fur et à mesure, en fonction de circonstances historiques, notamment le refus de la Pologne d’accepter un statut de vassal dans le Nouvel Ordre allemand ou encore la décision de Staline de parvenir à un accord avec l’Allemagne nazie sur un partage de la Pologne. Sans oublier le refus, par l’Occident, d’entériner un nouveau fait accomplie en Europe orientale. Il s’agissait donc, à la fois de conquérir un Lebensraum à l’Est et de débarrasser le Reich allemand en expansion de ses Juifs. « Le puissant soutien dont bénéficiait l’impérialisme racial allemand à l’Est, fut l’un des fondements sur lesquels se construirait le futur consensus au sujet de l’extermination des Juifs ».
Avec l’invasion du pays, la terreur commence en Pologne. On arrête, on tue et, surtout, on expulse vers l’Est les éléments indésirables : Polonais, Juifs, Tziganes afin de préparer le terrain à une recomposition démographique. Toutefois, les Allemands tirent de cette période un enseignement qui dessine les contours de leur attitude future : « Dans bien des cas, il était plus facile de tuer que de déplacer ».
La politique antijuive des nazis en Pologne, entre 1939 et 1941 a trop souvent, dit C.R. Browning, été perçue, sinon déformée, à travers le prisme de la catastrophe qui allait suivre. Or, les choses se sont déroulées suivant un scénario qui s’est adapté en cours de route en fonction des situations créées. En fait, « la consolidation d’un Lebensraum dans les territoires annexés et la résolution de la question juive s’avérèrent, au moins au début, des objectifs non pas complémentaires, mais concurrents ». Sans oublier que les dirigeants nazis avaient souvent des intérêts divergents. Ainsi « l’alliance nouée entre Frank et Göring obligea Himmler à faire des concessions ».
Une partie très intéressante de l’ouvrage est consacrée aux tentatives des Nazis de trouver une solution territoriale, loin de l’Allemagne, au « problème juif ». On envisagera, par exemple, un Etat juif , un Judenreservat ( Réserve juive), autour de Lublin. Himmler déclare : « J’espère effacer le concept même de Juif grâce à une possible émigration en masse vers une colonie en Afrique ou ailleurs ». Il songe déjà, en fait, à l’île de Madagascar. Il se fera fort, pour ce faire, d’obliger la France à céder ce territoire à l’Allemagne. A ce propos, des précisions très intéressantes nous sont données. L’idée un « Etat juif à Madagascar » est due à deux antisémites anglais, Henry Hamilton Beamish et Arnold Leese ainsi qu’à un certain Georg de Pottere. A la fin des années 1930, les gouvernements britannique, français et polonais en avaient caressé l’idée tout comme le Joint, organisation caritative juive américaine. Une commission polonaise avait même été dépêchée sur place et conclu à la possibilité d’accueillir sur l’île jusqu’à 7000 familles. Les Allemands, eux, pensent à des contingents d’un million d’individus par an pendant quatre ans. Le président du Judenrat de Varsovie, Adam Czerniakow, fait d’ailleurs état de cette éventualité dans son journal. Mais la difficulté allemande à venir à bout de la Grande-Bretagne empêchera ce plan de se réaliser. On parle à présent d’une destination mystérieuse qualifiée de « territoire restant à déterminer ». Dès lors, Hitler, selon Martin Bormann « avait désormais un autre point de vue sur certaines questions, un point de vue pas vraiment plus amical ». Est-ce à dire que le Führer et ses plus proches collaborateurs envisagent déjà, en 1941, la « solution finale ? ». « Je ne le pense pas », dit Browning. « Ce qui changea, à l’évidence, ce fut la destination des Juifs expulsés ». Mais il faut noter déjà que « le problème juif que les nazis s’étaient donné pour mission de résoudre se révélait rebelle à toute solution basée sur l’expulsion ». « L’assassinat était dans l’air ». Mais il faudra d’abord passer par un étape, celle de la ghettoïsation. Avec, en arrière pensée, l’idée de faire rendre gorge aux Juifs, parqués dans des ghettos, des richesses qu’ils avaient accumulées contre de la nourriture. Lodz, une « attraction touristique », sera le premier grand ghetto dans l’empire allemand. Les Juifs du Sud de la Pologne sont arrachés à leurs foyers et transformés en réfugiés misérables regroupés à Cracovie, à Radom ou à Lublin. L’exploitation éhontée va de pair avec la famine et les épidémies. Quiconque tente de s’échapper du ghetto est immédiatement exécuté.
Pour ce qui est des Juifs d’Allemagne, leur émigration a été autorisée jusqu ‘au 18 octobre 1941.
En réalité, la catastrophe commence à se dessiner avec les préparatifs de l’opération Barbarossa. Ces préparatifs, explique l’auteur, « ont mis en branle une chaîne fatale d’événements et la « guerre de destruction » meurtrière a rapidement ouvert la porte à l’assassinat de masse, dans un premier temps des Juifs soviétiques et dans un second, des Juifs européens ». En somme, « l’intensification des assassinats de Juifs soviétiques va ouvrir la voie à la solution finale ». Le 22 juin 1941, l’armée allemande pénètre en Union Soviétique. Prévue comme une guerre-éclair, l’opération est un véritable carnage. Tandis que 6000 soldats de l’Armée rouge meurent chaque jour au combat, 2700 à 4200 Juifs, hommes, femmes, enfants et vieillards sont assassinés quotidiennement. Les nazis passent désormais des mauvais traitements à l’assassinat systématique. A Garsden et à Bialstok, ce sont, selon les mots de Raul Hilberg, les « premiers nettoyages meurtriers ». « Les ordres criminels d’en haut et les pulsions violentes d’en bas créent un climat de violence absolue ». Aux soldats allemands se joignent des centaines de policiers locaux, les Schutzmannschaften.
Bref, une constatation s’impose : en août 1941, tous les facteurs sont en place pour franchir le seuil de la liquidation totale des Juifs de l’Union soviétique occupée. Près de Minsk et de Moguilev, des expériences de gazage ont lieu en septembre 1941. Le monoxyde de carbone instillé dans des camions fait son apparition.
Le 20 janvier 1942 se tient la tristement célèbre Conférence de Wannsee. Dès lors la condamnation à mort des Juifs européens s’organise. Le Zyklon B et les crématoires font leur apparition. La rencontre entre l’expert SS des déportations, Adolf Eichmann et le fonctionnaire de l’euthanasie, Christian Wirth est à l’origine de la mise sur pied d’un vaste plan d’extermination. Un site expérimental est installé à Belzec. Puis viendront Chelmno, Semlin, Auschwitz-Birkenau... Transportés comme du bétail, les Juifs, enregistrés comme des passagers doivent s’acquitter d’une taxe de 50 marks pour leurs frais de « voyage ». Six millions de morts !
A lire absolument.
Jean-Pierre Allali
(*) Editions Les Belles Lettres. Octobre 2007. 640 pages. 35 euros
source :
CRIF