Edgar Morin ou la pensée kleenex
Max Gallo, entre Jean-Marie Bigard et le «curé des loubards», au Vatican ! Non, il ne s’agit pas d’une séquence du prochain nanar (après Le Miraculé) de l’improbable Jean-Pierre Mocky. Nous sommes dans la très lointaine «réplique», au sens sismique, de l’appel lancé par l’historien en 1981. Sa dénonciation du «silence des intellectuels» fit un bide : peu désireux de se rallier à Mitterrand, les Deleuze, Derrida ou Bourdieu prirent le maquis.
Et qu’en est-il aujourd’hui ? La mort nous a débarrassé de ces pisse-froid freudo-marxistes. Les survivants, guère illustres, seraient-ils moins délicats ? L’un d’eux, en tout cas, semble avoir gagné à la Roue de la Fortune des intellos. Depuis, il ne se sent plus de joie, babille partout, ressasse les mêmes banalités. Vous avez subi son discours, jeunes gens, en vous demandant pourquoi on l’avait sorti du placard. Il en fallait un, inoffensif, prolixe, sympa et… vivant. J’ai repris un de ses vieux livres, Le cinéma et l’homme imaginaire (Minuit, 1956). Cinquante ans avant de seriner «la politique de civilisation», il enfonçait déjà le même clou: «l’analogie du microcosme humain au macrocosme».
Pour illustrer sa vision de la crise qui mène nos sociétés à leur perte, il a répété ce qui lui semble exemplaire et gravissime, la fin de la «civilité». Un homme s’effondre sur le pavé. Selon le penseur, on l’aurait relevé autrefois, consolé aussi. De nos jours, il pourrait crever. Contre cette preuve accablante de la férocité d’un monde non civilisé, j’apporterai un témoignage.
Il y a six mois, un matin, j’attends l’autobus 96 rue de Rivoli, avec une dizaine de salariés, dont quelques habitués de cette ligne. Un jeune cycliste déboule sur la voie réservée aux autobus. Il se prend en pleine tronche la portière d’un camion garé contre le trottoir. Le chauffeur, un travailleur lusitanien, a fait une énorme connerie. Il descend aussitôt de son véhicule. La petite troupe de Parisiens s’organise illico : deux usagers, dont moi, jouent le rôle de plots pour avertir les véhicules et les motos de la présence d’un blessé. Les autres l’entourent. Il ne bouge pas, les yeux clos. Que faire ? «Je suis médecin», déclare un témoin (une femme). Elle se penche sur l’accidenté qui gémit. Rien de cassé. Il se redresse, encore sonné. Elle l’examine. «Les cervicales ? Ça a l’air d’aller mais on ne sait jamais. Passez une radio.» Le bus arrive. Le garçon est remonté sur son vélo.
Des scènes semblables, nous en vivons souvent. Une jolie fille casse son talon. Un vieil homme trébuche à un passage clouté. Un gamin échappe à sa mère. Tous auront droit à une main secourable ou à un sourire. Alors, Edgar Morin, on se calme. Il me semble que la vraie violence frappe ailleurs. Elle pousse les cadres de Renault au suicide. Des flics matraquent les Don Quichotte devant Notre-Dame. Et combien d’anonymes se jettent-ils chaque jour sous le métro ? Chaque médaille à son revers. Passée l’euphorie des premiers jours (bénédiction présidentielle, portraits dans la presse, bla-bla à la télévision), Morin a reçu quelques coups de trique. Des philosophes et des sociologues, ses pairs, dont Sami Naïr, coauteur de l’opuscule, Politique de civilisation, paru en 1996, ont modéré son excessive jubilation.
Il comblerait un vide, comme alibi ou subterfuge. Je me souviens qu’il en subit d’autres, des mises au pilori, et saignantes. Ainsi, les méchants situationnistes en firent-ils une de leurs têtes de Turc, le qualifiant de «Versaillais de la culture». Il était d’ailleurs logé à la même enseigne que Marguerite Duras («tartine racornie de la déconfiture actuelle du milieu littéraire moderniste»), Léon Trotsky («homme d’Etat, salaud et imbécile») ou John Cage («bouddhiste débile mental»).
BONUS
J’ai assisté, l’autre jour, à une scène rare. J’étais dans une des meilleures librairies de Paris, rive droite. La libraire riait aux éclats en lisant un livre. Elle me le montra.
Je l’avais lu. Chronique du règne de Nicolas Ier (Grasset), le dernier pastiche-parodie de Patrick Rambaud —qui s’était fait la main sur Duras, Barthes ou Elena Ceaucescu— est un excellent remède à la mélancolie. Voyez comment il traite le protecteur de Morin : «Le chevalier de Guaino (…) devait coudre les discours et les interventions de Notre Souverain afin qu’il montrât une belle aisance à tous propos et en toutes circonstances. Ce Chevalier, un fonctionnaire d’en haut, sachant les roueries du pouvoir et la manière d’en user, c’était le secrétaire au sens où on l’entendait au XVIIe siècle italien, baroque à souhait. Il écrivait donc au nom d’autrui, ainsi que ces courtisans mieux lettrés que la moyenne qui savaient trousser une lettre ou une adresse au peuple.»
• Raphaël Sorin •
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