Article paru dans "le Figaro", le 20/10/08
(DR)La Floride est devenue un lieu de villégiature pour de nombreux retraités. Parmi eux, les électeurs juifs sont un enjeu pour les démocrates dans un État qui avait scellé la victoire du républicain George W. Bush en 2000.
La Floride est devenue un lieu de villégiature pour de nombreux retraités. Parmi eux, les électeurs juifs sont un enjeu pour les démocrates dans un État qui avait scellé la victoire du républicain George W. Bush en 2000.
Dans l'État clé de la Floride, ils sont venus nombreux pour participer au «Great Schlep», ce mouvement qui invite les jeunes Juifs à faire campagne auprès de leurs parents, pour le candidat démocrate.
Mandy Levenberg, 36 ans, titulaire d'un MBA de l'Université de Chicago, experte en marketing dans la célèbre firme Iconoculture, est ce qu'on appelle en Amérique une successful professional. Qu'est-ce qui a donc pu pousser cette jolie jeune femme à sacrifier un long week-end, à laisser son mari et leurs deux filles dans leur maison de Seattle, à traverser en avion à ses frais tout le pays d'ouest en est, pour se retrouver ce samedi matin dans un centre commercial sans intérêt du sud de la Floride, derrière une table d'écolier, à cocher des noms sur une liste, un téléphone à la main ? Ici, à Delray, au numéro 14537-C de Military Trail, une avenue à six voies de 70 km de long traversant du nord au sud le comté de Palm Beach, nous sommes au quartier général de la campagne d'Obama pour le sud de la Floride. Le local de 400 m² éclairé au néon, recouvert de posters prônant «l'espoir» et le «changement», envahi de militants de tous âges, respire la ferveur mais aussi la plus méticuleuse organisation.
«Nous allons mettre des années à nous remettre de Bush»
Mandy a répondu oui à un mouvement développé sur Internet sous le nom de Great Schlep (mot venant du yiddish, qu'on pourrait traduire par «grand crapahutage»), qui invite les jeunes Juifs à aller faire campagne pour Obama auprès de leurs parents et grands-parents. Le mail qu'elle a reçu du «conseil juif pour l'éducation et la recherche», une association politique créée en juillet, contenait, en pièce jointe, une vidéo comique de l'actrice satirique Sarah Silverman, l'invitant à «bouger ses grosses fesses juives» et affirmant qu'elle blâmerait les Juifs toute sa vie si Obama perdait. «Quand j'ai vu la vidéo, je l'ai trouvée à fois marrante et pertinente. Mais c'est après avoir visionné Recount, qui m'a littéralement horrifiée, que je me suis vraiment décidée pour mon schlep.» Recount est un docu-fiction, qui retrace la lamentable cacophonie du dépouillement électoral de la Floride en 2000. En refusant un recompte des voix, la Cour suprême des États-Unis avait donné la présidence à Bush, contre un Al Gore qui avait remporté nationalement le suffrage populaire.
«L'élection de Bush a été une catastrophe pour notre pays. Nous allons mettre des années à nous en remettre. Ce que je fais aujourd'hui, je le fais pour mes filles. J'ai envie qu'elles puissent voyager à travers la planète sans qu'on les haïsse !, s'exclame Mandy. En élisant Obama, nous montrerions au monde que nous avons enfin progressé ! Et j'ai compris qu'il était crucial de gagner la Floride.»
Pour Obama, gagner l'immense swing state de Floride (27 grands électeurs sur un collège qui en compte 540), c'est mécaniquement gagner l'élection nationale. Dans le comté de Palm Beach, où l'on compte quelque 27 synagogues, 40 % des 800 000 électeurs sont juifs. Pour la plupart, des retraités, originaires de New York ou du New Jersey. Mandy va commencer son porte-à-porte d'indécis par sa propre grand-mère, qui vit dans la très chic station balnéaire de Boca Raton, au sud de Palm Beach. Tous ces retraités ont reçu des dizaines de mails mensongers, provenant d'officines républicaines, leur affirmant qu'Obama était musulman et que, lors de son élection au Sénat, il «avait prêté serment, la main sur le Coran». La vérité est qu'Obama, élevé par une mère athée, s'est converti jeune homme au christianisme, après avoir lu saint Augustin. Ses deux filles sont baptisées et, chez les Obama, on dit le bénédicité avant de passer à table.
«Dégoûtée par la calomnie»
Pour trouver la preuve que ces mensonges ont la vie dure, il suffit de traverser l'avenue et d'aller déguster un jewish deli chez Ben's Bagels, à côté du supermarché casher Glick's de Delray. Ici, il n'y a que les serveuses noires qui soient goys. Laura, retraitée originaire de Brooklyn, pourtant démocrate depuis toujours, se demande devant ses amies médusées quels «liens Obama entretient avec al-Qaida».
«Mensonges, mensonges, mensonges. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point je suis dégoûtée par cette campagne calomnieuse contre Obama ; ils tentent de reproduire leur manip de 2004 contre Kerry, faisant passer cet officier décoré du Vietnam pour un lâche, et Bush, qui s'était pourtant planqué, pour un héros !», s'exclame en français une cliente voisine. Ginette Kitmacher, 82 ans, est une war bride, qui a épousé un soldat américain à Marseille en septembre 1944, après s'être échappée deux ans plus tôt de Drancy grâce à l'humanité d'un capitaine de gendarmerie français. Plus de soixante ans passés aux États-Unis ne lui ont pas fait perdre l'accent parigot de son IIIe arrondissement natal.
À la permanence électorale de Delray, pour aider les volontaires du porte-à-porte démocrate, on trouve des piles de prospectus rappelant l'engagement pro-israélien des sénateurs Barack Obama et Joe Biden, avec un extrait du discours du candidat démocrate devant l'American Israeli Public Affairs Committee, le principal lobby pro-israélien du pays : «J'amènerai à la Maison-Blanche un engagement indéfectible à la sécurité d'Israël… Je ferai en sorte qu'Israël puisse se défendre de toute menace, qu'elle vienne de Gaza ou de Téhéran.»
Dehors, devant la permanence balayée par le vent chaud de la mer, se tient une vieille dame rieuse, qui invite les passants à s'enrôler pour Obama. Rachel Burstein, médecin acupuncteur à la retraite, arbore un badge proclamant «Obama is a mensch». Mensch est un mot yiddish signifiant un homme à la fois bon, instruit, sincère et courageux. «En envahissant l'Irak, Bush a desservi la sécurité d'Israël ; il a permis à tous les terroristes de trouver un terrain d'entente. C'est à ses amis saoudiens qu'il aurait dû s'en prendre !»
Rachel raconte que le rabbin Agler, de la synagogue B'nai Israël de Boca Raton, a mis en garde ses ouailles contre la propagation des calomnies anti-Obama, lors d'un sermon à la veille du Yom Kippour. «Il nous a cité les passages de la Torah condamnant le lashon harah, c'est-à-dire la propagation de fausses rumeurs visant à détruire la réputation d'autrui. Il nous a invités à détruire les e-mails mensongers. Sans appeler explicitement à voter pour Obama, il nous a rappelé que les Juifs, instruits par leur histoire, avaient le devoir de combattre la calomnie et le racisme.»
«Réticents parce qu'il est noir»
Samuel, un jeune militant juif descendu du New Jersey, explique que «beaucoup de vieux Juifs sont encore réticents à l'égard d'Obama parce qu'il est noir. Mais ils ne le reconnaîtront jamais et prétexteront toujours son prétendu “manque d'expérience”. C'est à nous de leur rappeler à quel point les Juifs ont jadis souffert du racisme, y compris en Amérique !» En 2000, Al Gore avait recueilli 79 % du vote juif. Mais Samuel est préoccupé par un sondage qui dit qu'Obama n'atteindrait pas ce pourcentage aujourd'hui.
À 11 heures ce samedi, le silence se fait soudain dans le quartier général, où se tiennent près de 500 volontaires de tous âges. Wyatt, un jeune homme blond en jean et chemise bleue, commence à exposer la stratégie du QG pour les trois semaines et demi précédant l'élection. C'est un staffer (un «permanent»), goy, venu tout exprès de Chicago, qui a l'air de sortir tout droit de l'université. Mais, le micro à la main, il s'exprime déjà avec l'assurance des vieux politiques. Tout est passé en revue dans l'organisation des mille «équipes de proximité» quadrillant la Floride : la recherche puis le démarchage des électeurs indécis, le vote par correspondance, le voiturage des handicapés et des pauvres, le placement d'avocats volontaires auprès de chacun des bureaux de vote, etc. Wyatt dit qu'il est prouvé que sur douze électeurs correctement démarchés, l'un passe fatalement du bon côté.
À midi, le briefing achevé, les militants s'ébrouent pour se mettre au travail. À une écrasante majorité, ils sont juifs. Mais il y a aussi quelques mamas noires. L'une d'elle arbore un tee-shirt avec Martin Luther King, Barack Obama et ce slogan : «Le rêve est en train de devenir réalité !» Mandy Levenberg sourit : «En écoutant son magnifique discours à la convention démocrate, où il a dit qu'il n'y avait pas d'Amérique bleue ni d'Amérique rouge mais qu'une seule Amérique, j'ai compris ce qui m'attirait le plus chez Obama : loin d'être un diviseur du pays, il en sera l'unificateur !»
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