Le village agricole de Ghor Haditheh, au bord de la mer Morte, ressemble à un champ de bataille après un bombardement. De longues fissures cisaillent le sol. Des dizaines de trous, profonds et larges de trente mètres, semblent avoir aspiré les champs, les routes, les maisons. Par endroits le sol se dérobe littéralement sous les pieds. Les paysans continuent tout de même à travailler ce qui reste de leurs terres, en espérant l'aide de Dieu, et l'arrivée du "red-dead". L'expression désigne un projet colossal : la construction d'un canal entre la mer Rouge et la mer Morte, qui permettrait de sauver cette dernière. Attendu depuis des décennies, il est à nouveau d'actualité.
Le ministre français de l'écologie, Jean-Louis Borloo, se rendra en Jordanie mardi 28 octobre, où il devrait rencontrer le roi Abdallah II. Ce voyage a lieu en dépit de l'annulation d'une conférence euro-méditerranéenne sur l'eau, qui devait se tenir les 28 et 29 octobre à Swaimeh, sur les rives de la mer Morte. Cette réunion ministérielle a été reportée à une date indéterminée en raison de "tensions entre la Ligue arabe et l'Etat d'Israël", a indiqué, samedi 25 octobre, le ministère français de l'écologie.
L'objectif de cette conférence, mentionnée dans la déclaration du 13 juillet du sommet de Paris marquant la création de l'Union pour la Méditerranée (UPM), était de fixer les lignes directrices d'une "stratégie de long terme" pour l'eau dans la région et de déterminer les premiers projets concrets dans ce secteur. L'UPM, qui réunit 43 pays (27 de l'Union européenne et 16 de la rive sud de la Méditerranée), est actuellement présidée par la France et l'Egypte.
Le canal reliant la mer Rouge à la mer Morte fait partie des projets-clés dans la région, affectée par une sévère crise de l'eau. La plupart des pays de la rive sud sont en situation de pénurie et surexploitent leurs ressources. L'irrigation, peu efficace, utilise 63 % des volumes. Les perspectives sont inquiétantes : le changement climatique épuise les ressources en eau, au moment où la population est en forte croissance.
C'est en effet la lente asphyxie de la mer Morte qui dévaste son rivage. Depuis les années 1960, le plan d'eau le plus salé au monde a perdu un tiers de sa surface. Son niveau baisse d'un mètre par an. Toute la dynamique de l'eau dans le sous-sol en est modifiée, ce qui a déjà entraîné un millier d'effondrements de terrain sur son pourtour. Le paysage aussi a changé. En se retirant, la mer laisse apparaître de grandes plages de boue brune, truffée de cristaux de sel, où les baigneurs s'enfoncent jusqu'aux genoux avant de se laisser porter par l'eau salée.
La cause de cette asphyxie est visible à quelques dizaines de kilomètres, au bord du Jourdain. Le cours d'eau qui sépare la Jordanie d'Israël était la principale source d'approvisionnement de la mer. Il n'en reste plus grand-chose. Sur le site présumé du baptême du Christ - l'un des rares accessibles au public, le fleuve étant une zone militaire -, les visiteurs découvrent une petite rivière boueuse, d'un vert opaque. L'eau est quasiment stagnante.
Le débit du Jourdain atteignait 1,3 milliard de m3 par an dans les années 1950. Il est tombé à 200 millions. Nous sommes dans l'une des régions les plus sèches au monde. Israël, la Syrie, la Jordanie captent la moindre goutte de pluie avant qu'elle n'atteigne le fleuve, pour irriguer les champs et approvisionner les villes. Le réchauffement climatique amoindrit encore son débit. Il ne reste au Jourdain que les eaux usées rejetées dans son lit. Sans le savoir, les visiteurs qui pieusement touchent l'eau du fleuve biblique trempent leurs mains dans un égout.
Si rien n'est fait, la mer Morte aura disparu dans trente ans. Selon les écologistes de Friends of the Earth Middle East, il faudrait laisser l'eau couler à nouveau dans le Jourdain. "Il est tout de même incroyable qu'un fleuve aussi important dans l'histoire humaine ne bénéficie pas de plus d'attention", s'insurge Abdel Rahman Sultan au nom de cette ONG.
Mais les autorités jordaniennes écartent cette hypothèse, au profit de la construction du "red-dead canal". Le projet vient de franchir une étape importante : des études de faisabilité technique et d'impact environnemental ont été lancées, en mai, sous l'égide la Banque mondiale. Elles dureront dix-huit mois.
Le canal, long de 180 km, serait construit entièrement en territoire jordanien, entre Akaba et la mer Morte. Environ deux milliards de m3 seraient prélevés chaque année. La moitié approvisionnerait la mer Morte. L'autre partie serait dessalée, et alimenterait en eau douce la Jordanie, pour les deux tiers, et Israël et les territoires palestiniens, pour un tiers. La mer Morte étant une cuvette naturelle située à 400 mètres au-dessous du niveau de la mer - c'est le point le plus bas du globe -, la déclivité permettrait de produire par hydroélectricité l'énergie nécessaire au dessalement.
Les autorités jordaniennes soulignent l'intérêt international du canal. "Le sort de la mer Morte n'intéresse pas que nous, affirme Mousa Jamaa'ani, directeur de l'autorité gestionnaire de la vallée du Jourdain. C'est un site unique. Les principales religions sont nées dans la région." Elles mettent également en avant son bénéfice politique potentiel. "C'est un projet essentiel pour renforcer la paix dans la région", poursuit M. Jamaa'ani.
Mais en Jordanie, où la pénurie d'eau atteint des proportions dramatiques, il apparaît tout simplement indispensable. "Nous n'avons pas le choix, tranche Raed Abu Saoud, le ministre de l'eau et de l'irrigation. C'est une question de survie." Le ministre se dit "sûr à 100 %" que le canal se fera. "Je ne vois pas quel problème majeur pourrait l'arrêter", affirme-t-il.
Les obstacles sont pourtant nombreux. Quel sera l'impact de l'apport massif d'eau de mer sur l'écosystème très particulier de la mer morte ? Et celui de l'extraction d'eau dans le golfe d'Akaba, réputé pour ses fonds sous-marins ? Pour M. Raman de Friends of the Earth, "avant de s'aventurer sur un terrain aussi risqué, il faut regarder l'ensemble du tableau, à savoir la gestion de l'eau dans la région". L'irrigation accapare 70 % de la ressource.
Par ailleurs, l'engagement d'Israël n'est pas acquis. Le pays dispose d'un littoral important, qui lui permet de dessaler de l'eau de mer. Le canal n'est donc pas une urgence. Le président israélien Shimon Pérès le soutient fortement, y voyant un symbole de l'espoir de paix dans la région, mais les débats sont importants dans le pays.
Dernier obstacle, et non des moindres, son coût. Les dernières estimations atteignaient 3,7 milliards d'euros. La Jordanie n'a pas les moyens de le financer. Plusieurs montages sont possibles. Un financement international est envisageable, mais, même en cas de succès, la construction risquerait d'attendre de longues années. Pressées, les autorités jordaniennes évoquent la piste d'un partenariat public privé. L'entreprise rentabiliserait les fonds investis en exploitant le canal pendant un temps donné, avant de le rétrocéder au gouvernement. Reste à savoir à quel prix l'eau serait alors vendue aux populations.www.alliancefr.com