pense, lire au nième degré et ne pas bouder son plaisir]
http://www.haaretz.com/hasen/spages/1037149.html
Ha'aretz, 15 novembre 2008
La famille Kashua
Sayed Kashua (1)
Trad. : Gérard pour La Paix Maintenant
Les personnages
Sayed (33 ans), sa femme (33), la fille (
et le fils (3).
Le lieu
Immeuble de 7 étages, 28 appartements. Il y a un ascenseur, mais ils ne s'en
servent pas. Sayed : "Parfois, il est bloqué". Sa femme : "En fait, il est
claustrophobe". La porte principale est ornée d'un dessin floral portant
l'inscription "Maison des Kashtan" (2). Sayed : "C'est le nom de famille
d'origine". Sa femme : "Il vit dans le déni." Sayed : "Le peuple palestinien
n'existe pas."
l'historique immobilier
La femme vient d'un village détruit en 1947. Les habitants ont été expulsés
; les membres de sa famille se sont dispersés, beaucoup sont arrivés à Tira,
en tant que réfugiés, d'autres ont trouvé refuge en Cisjordanie, en Jordanie
et au Danemark. Auparavant, la famille avait des terres fertiles, des
orangeraies, des champs de blé et du bétail. Rien ne leur est resté après
l'expulsion. La femme : "Nous avons tout perdu à cause du sionisme."
Le sionisme
Sayed : "Je ne crois pas à toutes ces histoires sur son village. Ils n'ont
pas été expulsés, ils se sont enfuis. Et d'ailleurs, qui n'a pas accepté le
Plan de partition (de l'ONU, en 1947, ndt), hein? Ils oublient de demander
ça. Et vraiment, je n'ai pas envie, là tout de suite, d'entrer dans 2 000
ans d'histoire. Ce n'est pas un sujet dont je veux parler devant les gosses
au salon."
Le salon
Deux canapés en skaï. En été, on se brûle les fesses dessus, en hiver on se
les gèle ("on regrette de les avoir achetés"). Une table rectangulaire et un
buffet assortis, d'ID Design. Sayed : Voleurs et fils de voleurs." Sa femme
: "La même qualité que chez IKEA en deux fois plus cher, tout ça parce que
Sayed est incapable d'utiliser un tournevis."
L'utilisation du tournevis
Dans la chambre à coucher. Une fois par mois en moyenne. Sa femme : "Ces
derniers temps, pas tant que ça." Sayed : "A cause de la situation
financière."
Situation financière : excellente.
Biographie de Sayed (par lui-même) : son grand-père est né à Pereyaslav
(Ukraine). Son père, socialiste et membre d'un mouvement de jeunesse à
Odessa, a fait son alya dans les années 20. Il est l'un des fondateurs de
Kfar Tira. En 1943, sa mère, née à Cracovie, a fait son alya après un bref
séjour à Chypre. "Une histoire très dure". Son père, militant comme son
grand-père, accueillait les "ma'apilim" (immigrants juifs illégaux, avant et
après la 2e Guerre mondiale) et a emmené sa future femme à Tira.
Tira
L'idéalisme est mort. Ce n'est plus comme au temps de son enfance.
L'enfance
OK, en gros. Même si ce n'a pas été toujours facile pour un garçon à moitié
polonais de grandir à Tira ("J'ai eu du mal à survivre").
Survie
L'alcool
Biographie de sa femme
Comme tout le monde à l'époque, elle aussi est née à Tira. Ecole élémentaire
de Tira, Collège de Tira, Lycée de Tira. Puis trois ans pour une licence, et
deux pour une maîtrise. Et puis encore au moins trois ans pour un autre
diplôme.
Etudes de Sayed
Comme sa femme sauf qu'après le lycée, il a fait son service au Nahal. Ah
oui, il n'y a pas eu de diplôme ("à l'université, j'étais très occupé"). Sa
femme : "Il a passé son temps à dormir."
La rencontre
Sayed revenait des dortoirs (de l'Université) du Mt Scopus, ivre. "En fait,
je m'en souviens très bien. Je suis rentré vers 8h, complètement beurré." Sa
femme était en route pour son premier cours. Elle avait de longs cheveux qui
flottaient au vent, et un sac en simili-cuir enroulé à son épaule. Sayed est
immédiatement tombé amoureux. Elle, en revanche, n'a pas fait
particulièrement attention à lui, mais elle l'a remarqué quand il s'est
évanoui devant l'entrée des dortoirs. Selon sa femme, il avait une
réputation de bon à rien tout le temps saoul. Personne ne lui portait
attention. Elle et ses amis méprisaient les étudiants comme lui. Mais tout a
changé quand il a commencé à lui envoyer des lettres.
Les lettres
Sa femme : "Je me sentais vraiment désolée pour lui. Tous les jours, je
recevais trois ou quatre lettres, qui contenaient une seule phrase : Si tu
ne sors pas avec moi, je me suicide." Sayed : "Et puis j'ai commencé à lui
envoyer des lettres d'amour, en fait plutôt des petites nouvelles. A
l'époque, je lisais les nouvelles de Bukowski, Keret et Calvino, et elle -
comment dire sans passer pour un vantard ? - elle n'a pas pu résister devant
tant de talent. Elle est tombée amoureuse instantanément. Je peux la
comprendre."
Les lettres (suite)
Sa femme : "Je ne voulais pas sortir avec lui. Je me disais : qu'il se
suicide, un cas pathologique, c'est tout ce dont j'ai besoin. Alors, il a
commencé à répandre des rumeurs sur moi à l'université. A un moment, il a
menacé d'aller voir mes parents, qui sont très traditionalistes. J'avais
peur qu'à cause de ce dingue, ils m'empêchent de continuer mes études, et
les études, c'était pour moi le plus important. Il est venu voir mes parents
avec son père et ses tantes. Il leur a dit qu'on sortait ensemble, qu'on
s'aimait, et que lui, en tant que personne religieuse, ne pouvait pas
continuer dans la voie du péché et qu'il devait se marier. Mes parents ont
eu peur pour leur réputation et ils m'ont forcée à l'épouser."
Sayed : "Tout ce que je voulais, c'était quelqu'un qui écoute mes histoires,
qui lise ce que j'écrivais, et elle, ça lui a tourné la tête. En fait, elle
est devenue complètement accro. Pour lui faire la surprise, je suis allé
avec mon père et mes tantes voir ses parents pour leur demander sa main. Ils
ont tout de suite été d'accord. Je leur ai donné à lire une nouvelle, assez
osée, où un étudiant en rut profite d'une jeune fille. A la fin, sa
réputation est sauvée le jour du mariage."
Le jour du mariage
La femme : "Un jour de deuil. J'ai pleuré sans arrêt." Sayed : "Tu aurais dû
voir tes larmes de joie ! Elle n'arrivait pas à croire que son rêve se
réalisait." La femme : "Il avait bu comme un trou. Il a fini par s'évanouir
par terre. Un cauchemar. Il a fallu quatre types pour le soulever et le
ramener chez lui." Sayed : "Wow, je me rappelle comment j'ai dansé ! Et
quatre ou cinq amis m'ont m'ont porté sur leurs épaules, et on a dansé
ensemble pendant tout le trajet jusqu'à chez moi. Et aujourd'hui,
regardez-nous. Qui aurait cru que, 10 ans plus tard, on serait pris dans ce
genre de routine ?"
La routine
La femme se réveille la première, à 6h. Elle se fait un café instantané et
le boit tout en préparant le petit déjeuner pour les enfants. Elle lit le
journal en faisant les sandwiches que les enfants emporteront à l'école.
Quant tout est prêt, elle va dans la salle de bain. Quand tout est prêt,
vers 6h45, elle réveille les enfants et les prépare pour l'école. A 7h30,
elle les conduit en voiture. Sayed dort encore ("à cette heure-là, je ne
suis jamais debout").
L'école
Mixte. Avec des Arabes qui veulent que leurs enfants grandissent sans
accent, et des gens de gauche qui se servent de leurs enfants pour soulager
leur conscience. Les enfants s'y plaisent bien. La fille est en CE1 ("c'est
marrant"), et le garçon en 1e année de maternelle. La fille parle déjà
couramment hébreu et, cette semaine, le garçon a prononcé sa première phrase
complète en hébreu : "Ahmed, ne mets pas les Lego partout."
Le reste de la journée
La femme finit son travail à 15h, et se rue à l'école pour récupérer les
enfangts. Vers 16h, ils sont de retour. Leur mère les plante devant la télé
pendant qu'elle finit de leur préparer à dîner. Ils font leurs devoirs. Deux
fois par semaine, elle les prend à des activités etra-scolaires. Ils
rentrent, se douchent, et alors, vers 19-20h, si tout va bien et qu'on a
trouvé le pacificateur du garçon, les enfants sont endormis.
L'emploi du temps de Sayed
Il n'a pas d'emploi du temps régulier. Il dit être un artiste et refuse que
quelqu'un lui dicte son emploi du temps de travail. Mais il travaille dur
("Je me casse le cul"). Sa femme : "Je n'en suis pas sûre. A la base, il
dort à peu près tout le temps. Les mardis, il se lève, bâcle son article en
une demi-heure et retourne se coucher."
Le sommeil
Sayed : "Le sommeil me donne de l'inspiration. En fait, tout mon processus
de pensée et de travail a lieu pendant le sommeil. Je dors donc je suis."
Le gagne-pain
Sayed se dépêche de répondre : "Tout est sur moi." Sa femme :
"Malheureusement, il a raison. Il y a des individus qui encouragent son
comportement et qui sont prêts à payer pour ses actes et ses livres."
Les livres
La femme : Ghassan Kanafani, Mahmoud Darwish, Emile Habibi, Emile Toma,
Jibrin Ibrahim, Gibran Khalil Gibran, Salim Barakat, etc.
Sayed : la Bible, Bialik, Alterman, A. D. Gordon, Ahad Ha'am, Jabotinsky,
Haim Gouri, Ben-Gourion, etc. (3)
Indice de bonheur (échelle de 1 à 10)
Femme 3 ("au moins, j'aime encore l'école") ; Sayed 9 ("il me faut de
nouveaux oreillers"), fille 6 ("je viens de comprendre que mes parents sont
arabes"), garçon 5 ("de toute façon, il ne sait compter que jusqu'à 5, et il
vient de recevoir un nouveau ballon de foot il y a deux jours").
(1) Sayed Kashua fait partie de la jeune génération des écrivains
israéliens. Arabe et citoyen israélien, il est journaliste, habite Jérusalem
et écrit en hébreu. Derniers livres publiés en français : "Les Arabes
dansent aussi" (Belfond) et "Et il y eut un matin" (l¹Olivier, février
2006). Egalement auteur de la série TV "Travail arabe".
(2) Kashtan : nom juif
(3) Auteurs sionistes classiques
Autres textes de Kashua traduits pour LPM :
http://www.lapaixmaintenant.org/auteur256