BABY YAR
Adaptation française de la traduction en langue anglaise (1996) par Benjamin OKOPNIK
du poème de Yevgeni YEVTUSHENKO ( écrit en 1961)
Point de stèle funéraire en mémorial de Baby Yar.
Rien qu’une falaise abrupte, la plus fruste des sépultures.
Et m’y voici, épouvanté.
Je me découvre aussi vieux, aujourd’hui,
Que la race entière du peuple juif.
Je me revois antique fils d’Israël.
Errant sur cent chemins hors de l’Egypte ancienne
Jusqu’à ce lieu, à l’ombre de la croix, massacré, torturé,
Qui m’impute jusqu’aujourd’hui le stigmate des clous sanglants.
Je me sens transformé en l’âme de Dreyfus le proscrit. (1)
Les Philistins m’ont trompé, ils osent encore me juger.
Ils m’ont piégé, encagé. Sans cesse soupçonné, emprisonné,
Ils me persécutent, crachent sur moi, me calomnient, tandis que
Les gracieuses poupées dans leurs atours en dentelles frétillent
En m’injuriant, pointant sur mon visage le poignard de leurs ombrelles.
Je me retrouve gamin à Belostok (2)
Sang jaillissant, répandu sur les sols,
Des patrons de tavernes enragés contre moi
M’empestent de leur puanteur mêlée de vodka et d’oignon.
A coup de bottes je fus assommé, gisant à bout de force.
En vain ai-je imploré la populace en plein pogrom
De ne plus hurler à la fois "Mort aux Juifs" et "Sauvons notre Russie" !
Ma mère a été violentée par un prêtre.
O, Russie de mon cœur, je te connais bien,
Faisceau de nations, unies en ta vérité profonde.
Trop souvent ceux dont les mains se souillèrent d’ordure
Ont profané ton nom sacré, en n’affirmant que leur haine.
Je connais toute la tendresse de ma terre natale.
Comme il est méprisable que sans aucun scrupule
Les ligues antisémites se soient investies d’elles mêmes
En tant qu’"Union du Peuple Russe !" (3)
Il me semble que je suis moi-même devenu Anna Frank,
Tout aussi transparent, tel le plus fin rameau d’Avril,
En moi revit l’amour, toute autre phrase resterait vaine,
Echangeons seulement nos regards, les yeux dans les yeux.
Il y a si peu à voir, et si peu même à sentir !
Interdits nous sont les feuillages, défendu de regarder le ciel,
Seul nous est-il permis, dans notre cache obscure,
Très tendrement, d’échanger nos baisers.
- "On arrive !"
- "Oh non, ne crains point – ce sont les bruissements
Du printemps lui-même. Il arrive avec ardeur.
Pose bien vite tes lèvres sur les miennes !"
- "Ils vont enfoncer la porte !"
- "Non, ce ne sont que les bris des glaces de l’hiver qui résonnent …"
De folles herbes frémissent sur Baby Yar,
Les arbres observent, solennels, comme siégeant en jugement.
Tout ici hurle, dans le silence, et, chapeau bas,
Je sens ma chevelure qui blanchit.
Et moi-même, dans un long cri d’horreur silencieux
Au-dessus de ces milliers d’innocents ensevelis,
Je redeviens chacun des vieillards ici égorgés,
De même que chaque tendre enfant ici assassiné.
Pas une fibre de mon corps ne pourra l’oublier.
Puisse l’ "Internationale" n’être plus entonnée ni célébrée (4)
Que lorsque, pour toujours, sera enfoui sous terre et oublié
Le dernier des antisémites ayant pu se trouver au monde.
Il n’est pas dans mon sang la moindre goutte de sang juif,
Mais, tel , je suis un juif aux yeux des antisémites
Qui me haïssent dans leur passion destructrice…
Et c’est ainsi que je me prétends être un véritable Russe.
http://abpw.net/jacques/poemes/babyar.htm