Pourquoi nous restons juifs ? Tel est le titre d’un recueil d’articles du philosophe Léo Strauss qui reprend une conférence à bâtons rompus prononcée à Chicago en 1962. Edmond Fleg avait en France, vers 1950, donné aussi sa propre réponse dans Pourquoi je suis juif.
Cesser d’être juif ?
La question implique que l’on pourrait cesser d’être juif, qu’il y aurait peut-être même de bonnes raisons de le faire. Les exemples ne manquent pas dans le passé lointain ou proche ainsi que dans le présent. Selon l’évaluation de certains historiens de l’Antiquité, au Ier siècle, un habitant sur dix de l’empire romain pratiquait le judaïsme (c’est à peu près la proportion de Chrétiens à l’avènement de Constantin), et le nombre de Juifs vivant en Babylonie dans l’empire parthe n’est pas inclus. Un petit nombre de descendants de ces Iudaei vit encore à Rome c’est vrai – puisque c’est la seule communauté qui s’est maintenue sans interruption depuis les temps anciens – mais que sont devenus les autres ? massacrés lors des révoltes contre Rome (deux en Judée et une en diaspora) ou convertis au fil du temps à l’une des religions issues du judaïsme. Y aurait-il danger a rester juif ?
Un peuple de persécutés
Strauss cite cette phrase terrifiante d’Heinrich Heine (lequel disait lui-même avoir acheté « son ticket d’entrée » dans la société ambiante par la conversion) : « Le judaïsme n’est pas une religion, c’est une forme de malheur ». Depuis des siècles, sous toutes les latitudes, certains ont fui le malheur par la conversion, tandis que d’autres préféraient la mort à l’apostasie. La conversion lavait totalement du “péché originel” de judaïsme, les nouveaux noms effaçaient le souvenir des origines juives (voir par exemple le cas des Juifs de Provence au XVème siècle).
La grande innovation apparue dans la péninsule ibérique au XVème siècle est que l’on s’est mis à distinguer, pour ceux des Juifs qui s’étaient convertis après l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 et du Portugal en 1497, entre “vieux chrétiens” et “nouveaux chrétiens”, et que les règles de la limpieza de sangre exigeaient désormais de faire la preuve qu’on n’avait aucune goutte de sang juif dans les veines. Au moment même où l’Inquisition était abolie en Espagne, le XIXème siècle devait ressusciter ce glissement de la religion à la “race” et inventer la notion de “sémite” ; on s’est mis à repérer les Chrétiens “d’origine juive” ou les “demi-juifs” (type d’expression qui à ma connaissance n’existe pour aucune autre religion et aucun autre peuple, mais suppose lui aussi la “race” comme “métis” ou “mulâtre”) . Il fallait désormais plusieurs générations pour effacer le souvenir du judaïsme de ses pères.
Le nazisme a fait de celui-ci une tache indélébile, le stalinisme a persécuté d’authentiques communistes, nés Juifs, tout comme la Pologne de 1968 ; dans ce pays, un candidat à la présidence a dû se défendre d’avoir eu des ancêtres juifs au XVIème siècle…
Un texte rabbinique du IIème siècle nous apprend que déjà alors on croyait bon de mettre en garde les candidats à la conversion contre les risques qu’ils prenaient en rejoignant le judaïsme ; il était donc recommandé de « les accueillir d’une main et les repousser de l’autre, », une attitude réservée qui continue aujourd’hui Le plus extraordinaire c’est qu’il y ait eu malgré tout, alors, des conversions au judaïsme, l’épigraphie même l’atteste.
Survivre et transmettre
Réduits à l’état de groupes sans patrie et sans défense, les Juifs ont tenté de survivre en milieux plus ou moins hostiles selon les périodes.
Ils ont développé la transmission et lui ont accordé plus de prix qu’à tout autre chose. Ainsi s’est créée une chaîne, et quiconque se voit comme un maillon de cette chaîne ressent aussi qu’il n’a pas le droit de la rompre. Obstination dira-t-on, mais obstination héroïque qui a un long passé et croit encore en un avenir, fût-il plein de dangers.
Fidélité à ces humbles pourchassés, humiliés qui ont accepté de porter la rouelle à partir du XIIè siècle et se laisser enfermer dans des ghettos alors qu’ils connaissaient la formule pour en sortir ou qui ont préféré le bûcher au reniement.
L’oublie comme tentation
Faut-il rester tournés vers un passé, si éloigné de nous ou si différent par la langue, la culture, les conditions de vie ? On peut de façon compréhensible ne se sentir plus aucun lien avec lui.
Après la guerre, beaucoup de ceux qui avaient été persécutés en tant que juifs sans même savoir ce que cela pouvait signifier au fond , ont décidé de tourner la page pour préserver les nouvelles générations. Certains ont changé de nom, d’autres ne l’ont pas fait, mais ont changé de religion, par conviction ou par convenance.
Ceux qui, au contraire, pratiquants ou non, ont voulu rester juifs, sont ceux qui n’ont pas voulu donner une victoire à Hitler qui rêvait d’un monde sans Juifs. Il sont le judaïsme de la fidélité , de la continuité, de la constance. Cependant réduire l’identité juive au souvenir de ce que l’on appelle désormais “la shoa” constitue un nouveau danger pour le judaïsme même. C’est une forme négative d’attachement destinée à s’affaiblir et disparaître dans une ou deux générations.
Fidélité à l’histoire
À la question : pourquoi rester juif ? on peut donc répondre : par fidélité à la mémoire de ceux qui ont payé très cher le droit de l’être. C’est quelque chose que beaucoup de Juifs éprouvent : même s’ils ne connaissent pas vraiment leur histoire, ils vivent avec le sentiment d’une histoire dont ils sont les dépositaires et qu’ils ont à continuer. Mais on voit bien que cela n’est pas suffisant.
Valeurs juives
L’attachement au judaïsme repose aussi et surtout sur ce qu’il est convenu d’appeler “valeurs”. Ces valeurs ne sont pas toutes spécifiques au judaïsme de nos jours, mais le judaïsme a eu le mérite d’être le premier à découvrir ou diffuser certaines d’entre elles, et cette antériorité inspire le respect.C’est d’ailleurs la transmission de ces valeurs qui est la finalité de ce que l’on a coutume d’appeler « élection". La relecture des textes montre bien qu’il ne s’agit pas d’un privilège mais d’une mission, celle de porter le message.
Chez les Grecs, l’idée d’un principe unique qui anime le monde relevait de la philosophie. Chez les Juifs, il n’y avait peut-être pas de philosophe, mais cette idée de principe unique , cette intuition que l’on appelle monothéisme, était commune à tous, du plus grand au plus humble, et s’accompagnait de l’interdit de la représentation de la divinité ce qui, dans un environnement idolâtre, paraissait la chose la plus étrange du monde.
Ce Dieu n’était cependant pas un principe abstrait, mais c’était une force tutélaire : roi, père, juge qui veillait sur les hommes et exigeait d’eux un comportement moral dont aucune divinité de l’Olympe ni de l’Orient antique ne pouvait donner l’exemple. Tel est le Dieu que prient encore aujourd’hui les Juifs.
Les dix commandements constituent grosso modo de nos jours la base de la morale universelle. L’un d’eux est cependant d’une autre nature : « Tu observeras le jour du shabbat pour le sanctifier ».
Le shabbat
La semaine est scandée par un temps d’arrêt, le shabbat, où non seulement l’homme libre ne travaille pas, mais où l’esclave se délasse, où le fardeau de la bête est levé, où l’étranger a droit au repos, à l’égal du citoyen.
Nous mesurons mal de nos jours la révolution sociale qu’a constitué l’institution du shabbat inconnue de toute autre civilisation et qui est à l’origine de notre semaine : non seulement se reposer, mais faire se reposer tous les êtres vivant avec vous. Le shabbat est aussi l’occasion régulière d’introduire, une respiration dans la semaine, un peu de spiritualité dans notre existence. Pour ceux qui n’ont pas la chance d’étudier toute la semaine, se réserver un jour pour s’élever intellectuellement et spirituellement par la lecture, la méditation, c’est quelque chose de précieux. Si l’on n’y parvient pas seul, la synagogue, les cercles d’étude sont des lieux de rencontre et d’échange. Mais le shabbat est aussi une fête, une occasion de se retrouver en famille, entre amis, d’accueillir des hôtes de passage, parfois même des voyageurs inconnus, comme cela se pratique encore souvent.
Il serait fort dommage que la minutie de certaines observances qui se sont alourdies au fil du temps, fasse oublier l’essentiel de ce qui constitue la joie du shabbat. Lorsque s’est développée l’idée d’un “monde futur”, monde que personne n’a jamais vu et ne saurait décrire, l’image qui est venue spontanément est celle d’« un jour qui serait tout entier shabbat ».
Les Mitsvot
Au cours de son histoire , le judaïsme a pu apparaître comme une orthopraxie , selon la définition de Moses Mendelssohn du fait qu’il met l’accent sur le respect des commandements bibliques , la pratique des mitsvot. Bien que l’expression « joug des mitsvot » soit couramment utilisée par la tradition juive elle-même, ceux qui usent de cette expression sont généralement les plus engagés dans la pratique ; ils n’y voient pas une contrainte, mais une discipline librement consentie qui permet de conférer un sens aux actes les plus quotidiens .
Il y a certes des formes prises par l’observance juive qui m’agacent et ne me lient pas, d’autant que j’en connais le caractère récent et sans fondement.
Ainsi, aucun texte n’oblige un Juif à s’accoutrer de manière distincte ni même à porter en permanence une kippa ; la séparation entre produits lactés et carnés dans le domaine alimentaire a pris des proportions excessives ; les ruses pour éviter de profaner le shabbat sans renoncer à certains éléments de confort paraissent parfois dérisoires.
Quand ces préoccupations prennent le devant de la scène, j’y vois une image déformée du judaïsme auquel je me rattache.
La cause de tout cela doit être recherchée dans le scrupule qui s’est développé dans les premiers siècles de la constitution du Talmud ; par souci de toujours mieux faire on a, selon la formule, formé « une haie autour de la Tora », mais c’est aussi dans un texte de cette époque qu’il est dit que la haie ne doit pas étouffer l’arbre qu’elle est censée protéger – « l’arbre de vie »auquel est comparée la Tora.
Bible et Talmud
Les deux piliers du judaïsme sur lesquels s’appuie toute la réflexion ultérieure continuent d’être des textes de l’Antiquité : la Bible et le Talmud.
La Bible a certes des archaïsmes qu’il n’est pas toujours aisé d’actualiser, mais elle a aussi ses illuminations fulgurantes : la soif de justice sociale d’Amos, la vision de paix universelle d’Isaïe, les questionnements de Job, la sagesse sans illusion de Qohelet, l’appel au pardon de Jonas. Tout cela me direz-vous n’appartient désormais plus aux Juifs seuls, mais à presque toute l’humanité. Certes ! mais les Juifs sont, me semble-t-il, les seuls qui lisent “la Loi et les prophètes” chaque samedi et jour de fête dans le texte d’origine. Et qui continuent de les étudier de les commenter de façon permanente.
Le Talmud ,lui, est plus difficile d’accès, mais il marque profondément la pensée et la pratique juives, même pour ceux qui ne peuvent directement l’étudier. L’esprit talmudique peut susciter des réactions diverses, tout simplement parce que c’est un recueil où plus de cent voix s’entremêlent sur plus de cinq siècles, et que ces voix sont très diversement inspirées. Indépendamment des sujets traités, il communique indéniablement le goût du débat d’idées et le respect de l’étude.Avec le temps, l’étude est même devenue un des principes cardinaux du judaïsme. Quand étude et débat d’idées trouvent à s’appliquer en dehors des cercles fermés des yeshivot, il leur arrive de produire une excellence dont on oublie le lien avec ce legs antique. C’est aussi par le Talmud que s’est développée l’attente consolatrice d’un monde meilleur qui fonde la croyance dans le Progrès. Elle a sans doute sa part dans certaines utopies modernes. Elle a permis de garder confiance dans la vie envers et contre tout.
Je ne suis pas assez mystique pour parler de la mystique juive, surtout dans ses aspects théosophiques qui suscitent, avec la cabbale, un intérêt renouvelé et parfois ambigu . S’il faut en rester à un niveau plus accessible, le hassidisme a produit sous la forme narrative plutôt que théorique des contes d’une très grande élévation.
Je suis loin encore de dominer tout l’ensemble du patrimoine légué par le judaïsme et qui s ‘enrichit chaque jour de nouvelles réflexions en dialogue avec la modernité.
Pour ma part , malgré les nouveaux dangers qui guettent l’humanité et dont les attaques contre les Juifs sont souvent les premiers révélateurs , j’apprécie de vivre en notre temps , un temps où la formation de l’Europe éloigne les guerres fratricides , où les préjugés bi-millénaires sont combattus , sinon définitivement vaincus où la vieille langue biblique est à nouveau parlée sur la terre qui l’a vue naître, et où l’olivier franc et sa greffe se redécouvrent partie d’un même arbre.
Cet article a été écrit comme réponse à une série de cinq questions posées à Mireille Hadas-Lebel par le Centre culturel de l’Ambassade de France auprès du Saint-siège.
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