http://www.religioscope.com/jfm/rsr/003_nicandro.htm<p>
SAN NICANDRO:
QUAND DES ITALIENS
SE DÉCOUVRENT JUIFS <p>
Religioscope - Septembre 2002<p>
En collaboration avec Radio Suisse Romande - Espace 2 <p>
Un peu partout dans le monde, il y a eu des cas de conversions au judaïsme, dans des contextes parfois très exotiques - jusqu'aux confins de la Birmanie! Nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer sur Religioscope, à l'occasion de leur réception "officielle" dans le judaïsme, l'histoire des Abayudayas de l'Ouganda <http://www.religioscope.com/info/notes/2002_030_abayudaya.htm>. Des itinéraires de ce genre, plus étonnants les uns que les autres, se retrouvent dans tous les coins de la planète. A noter qu'il s'agit quasiment toujours de conversions spontanées (et souvent découragées!) au judaïsme, pas du résultat d'actions missionnaires - même s'il existe aujourd'hui une association, Kulanu <http://www.kulanu.org/>, qui s'efforce modestement de soutenir certains de ces groupes dans leur démarche, lorsque leur motivation s'avère sérieuse.
Peut-être ces itinéraires spirituels nous frappent-ils encore plus lorsqu'ils ont pour cadre non quelque tribu lointaine, mais le continent européen! Telle est l'histoire des juifs de San Nicandro, en Italie, une histoire qui se déroule de surplus en pleine entre-deux-guerres… <p>
San Nicandro se situe dans la partie méridionale de la péninsule italienne. C'est une localité des Pouilles, dans la région de Foggia. A l'origine de l'aventure des juifs de San Nicandro, Donato Manduzio - déjà dans sa jeunesse, une tête dure, qui n'acceptait pas sans autre l'autorité du curé du village.
Pendant la 1ère guerre mondiale, Donato Manduzio sert comme soldat, il est apparemment blessé et, quelque temps après son retour, devient infirme. Il lit beaucoup, notamment des livres religieux. Il semble qu'il découvre la Bible en 1930, peu après une vision qui lui a parlé d'une lumière. Il interprète la Bible - qui lui est donnée par quelqu'un qui l'avait lui-même reçue d'un protestant, mais ne la comprenait pas - comme cette lumière qui lui était annoncée.
Selon certaines sources, le curé du village aurait voulu le convaincre de lui remettre la Bible, mais Donato ne cède pas. Et cette lecture de la Bible le conduit d'abord à affirmer l'unité du Créateur et le repos du samedi. Il semble que Donato éprouvait déjà quelques doutes quant à la doctrine de Trinité.
Notons au passage que la Bible arrive entre les mains de Donato grâce aux efforts de distribution menés par des protestants: malgré la force du catholicisme romain, le Sud de l'Italie connaissait aussi, à cette époque déjà, la présence d'autres courants religieux. Des protestants tentèrent d'ailleurs de convertir Donato à la foi évangélique, mais il rompit avec eux sur des questions telles que le repos du sabbat.
Si Donato Manduzio était resté seul, son histoire serait probablement oubliée aujourd'hui. Mais il a des auditeurs. Il est vrai qu'il est aussi un peu guérisseur; et, dans son genre, il a une certaine instruction, grâce à sa soif de savoir et à ses lectures. Ses idées attirent certains de ceux qui le fréquentent, même si tous ne s'y rallient pas inconditionnellement: certains ne le suivent pas lorsqu'il leur enjoint de brûler leurs images pieuses ou de briser leurs statues.
L'Ancien Testament fascine Donato: son Dieu est le Dieu d'Israël. Mais il est convaincu que le peuple israélite a disparu depuis longtemps de la face de la terre. Or, un voyageur de passage révèle à ces quelques nouveaux Israélites des Pouilles qu'il n'en est rien et qu'il y a bel et bien des juifs, en Italie même.
Donato Manduzio en arrive ainsi à obtenir l'adresse du grand rabbin de Rome, qui s'appelait alors Angelo Sacerdoti. (Ironie de l'histoire: l'un des successeurs de Sacerdoti, le rabbin Israel Zolli, se convertira au catholicisme en 1945, une démarche qui causera un véritable scandale dans le monde juif.)
En 1931, Donato Manduzio et ceux qui le suivent adressent une lettre au grand rabbin de Rome. Celui-ci ne s'empresse pas de répondre. Certes, l'antisémitisme n'est pas encore devenu une composante importante du fascisme italien, mais le rabbon croit apparemment à une provocation, ou à une farce, tant le message qu'il reçoit semble incroyable. Des semaines passent donc sans nouvelles. Nouveau courrier, silence toujours. Enfin, au troisième message, le rabbin réagit. Et la correspondance qui s'engage finit par convaincre le rabbin de la sincérité de la démarche de ses correspondants de San Nicandro, En 1936, le successeur de Sacerdoti envoie à San Nicandro un représentant pour enseigner au petit groupe le culte juif et ouvrir une synagogue. Mais le visiteur juge que les conditions ne sont pas remplies, et la visite se limite à la distribution de châles de prière et à quelques enseignements.
Le groupe de San Nicandro a donc des raisons d'éprouver quelque découragement. Non seulement il se trouve confronté aux doutes des juifs sur la solidité de ces étonnantes conversions, mais les autorités locales se montrent hostiles à leur démarche. Ce qui a pour effet de renforcer plutôt leurs convictions. Et lorsque le rabbin tente de les décourager en leur disant qu'ils ne sont pas juifs, ils lui répondent: "Bien que nous ne soyons pas nés en Israël, nous opérons selon les lois que l'Eternel a données à Israël."
Les années passent, avec la guerre. Lorsque les troupes alliées débarquent en Italie, elles occupent la région. Or, il se trouve parmi les soldats britanniques des volontaires juifs, qui arborent sur leurs jeeps le Bouclier de David. On imagine sans peine la surprise des néo-juifs de San Nicandro lorsqu'ils voient le Magen David! Ils confectionnent un drapeau semblable, qu'ils agitent au passage de chaque jeep. L'une finit par s'arrêter, et ses passsagers ne sont pas peu étonnés de rencontrer des paysans italiens qui se proclament eux-mêmes juifs!
C'est à ce moment que naît sans doute l'idée d'émigrer en Palestine. Et les autorités religieuses juives d'Italie finissent enfin par accéder à la requête des convertis de San Nicandro. En 1946, une circoncision collective permet à plusieurs d'entre eux d'être reçus officiellement dans le judaïsme. En 1948, Donato Manduzio décède.
Cette même année, trois jeunes de San Nicandro partent vers la Terre promise et s'enrôlent dans les forces israéliennes. Enfin, en 1949-1950, la plupart des convertis les suivent et vont s'installer en Israël. Leurs descendants y vivent toujours.<p>
Jean-François Mayer<p>
Vous pouvez écouter l'enregistrement complet de l'émission sur le site Internet d'Espace 2:<p>
http://www.rsr.ch/view.asp?Domid=646&clickedDate=09/23/2002#Mercredi <http://www.rsr.ch/view.asp?Domid=646&clickedDate=09/23/2002><p>
Il n'existe pas, à notre connaissance, de site Internet consacré à San Nicandro. En revanche, deux livres en français racontent cette histoire:<p>
Elena Cassin, San Nicandro : histoire d'une conversion <http://www.amazon.fr/exec/obidos/ASIN/2876531836/religioscope-21>, Paris, Plon, 1957, 258p. (rééd en 1993 par les Ed. Quai Voltaire, 324p.) - c'est l'ouvrage le plus sérieux, fondé sur une recherche solide et la consultation des documents originaux;<p>
P.E. Lapide, Les Compagnons de San Nicandro ou retour aux sources, Paris, Albin Michel, 1961, 270p. - l'auteur est l'un de ces soldats juifs qui rencontra les convertis de San Nicandro à la fin de la guerre, l'ouvrage se lit agréablement, mais il est parfois un peu romancé, et donc moins exact historiquement que le précédent.<p>
Sur les groupes de convertis au judaïsme que l'on peut trouver dans les lieux les plus inattendus du monde, un livre publié sous les auspices de Kulanu:<p>
Karen Primack (dir.), Jews in Places You Never Thought of <p><http://www.amazon.com/exec/obidos/ASIN/0881256080/religioscope-20>, Hoboken (N.J.), KTAV Publishing House, 1998, XXII+306 p.<p>
A noter qu'un professeur à la School of African and Oriental Studies (SOAS, Londres), qui s'intéresse beaucoup aux "marges" du judaïsme, vient de diriger la publication d'un ouvrage que nous n'avons pas encore eu l'occasion de lire:<p>
Tudor Parfitt (dir.), Judaising Movements: Studies in the Margins of Judaism in Modern Times <p><http://www.amazon.com/exec/obidos/ASIN/0700715150/religioscope-20>, Londres, Curzon Press, 2002, 310 p.<p>
Enfin, sur l'affaire de la conversion du rabbin Zolli au catholicisme en 1945, un ouvrage très critique a été publié il y a quelques années (le moins qu'on puisse dire est que leur personnage n'inspire guère de sympathie aux auteurs, deux professeurs d'université américains):<p>
Robert G. Weisbord et Wallace P. Sillanpoa, The Chief Rabbi, the Pope, and the Holocaust: An Era in Vatican-Jewish Relations <p><http://www.amazon.com/exec/obidos/ASIN/0887384161/religioscope-20>, New Brunswick / Londres, Transaction Publishers, 1992, 232 p.<p>
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