'aretz, 29 mars 2007
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Le chauffeur de taxi
Sayed Kashua *
Trad. : Gérard pour La Paix Maintenant
Samedi soir, il faisait très froid. Je m'apprêtais à revenir sur ma décision
de prendre un taxi et me dirigeais vers ma voiture. "Non", dis-je tout fort
alors que j'insérais la clé dans la portière, et je m'arrêtai. J'avais
résolu il y a longtemps de ne pas boire et conduire, et le moment était venu
de respecter enfin la promesse que je m'étais faite. Et puis, après tout, je
n'avais que 2 minutes de marche depuis chez moi jusqu'à la rue principale,
où à cette heure-là passent un grand nombre de taxis, vu la proximité de
Talpiot, où se trouvent les bars.
Je fourrai mes mains dans mes poches et commençai à marcher d'un pas vif.
Une chose était sûre : ce soir, j'allais prendre du bon temps et me saouler
la gueule. Plus tôt dans la journée, un puissant désir de fêter le
gouvernement palestinien d'union nationale s'était emparé de moi. Il n'y
avait pas de temps à perdre, cette prudente euphorie inspirée par la
cérémonie d'intronisation pourrait s'envoler dès le lendemain matin. J'ai un
devoir de réjouissance, me dis-je, en me rappelant que nous étions aussi au
mois d'Adar (1).
Avant même que je fasse un signe, un taxi s'arrêta. Comme toujours, je
m'assis à côté du chauffeur. Je n'aime pas m'asseoir à l'arrière. Quelque
part, je trouve que cela a quelque chose de méprisant, offensant pour le
chauffeur, genre le faire sentir comme un chauffeur de taxi. "Place de
Sion", dis-je au chauffeur, qui avait l'air arabe. "Tu es de Beit Safafa?",
me demanda-t-il immédiatement en arabe, et j'acquiesçai (2).
"Où vas-tu exactement?" demanda-t-il, et je lui donnai le nom. En fait, je
lui donnai le nom du restaurant d'en face, parce que l'endroit où j'allais
était surtout connu pour être un bar. Je ne sais pas d'où ça vient, mais
j'ai toujours essayé de paraître comme un bon gars auprès des Arabes, même
des chauffeurs de taxi inconnus. Quand j'étais petit, il était parfaitement
clair pour moi qui étaient les bons et les méchants. Et jusqu'à l'âge de 15
ans environ, j'ai pu me compter parmi les bons. L'alcool a toujours été la
marque du méchant, au point que dans les films égyptiens ou syriens, si un
type est placé à une table où il y a une bouteille de whisky vide, c'est
clairement le signe qu'il s'agit d'un tricheur, d'un voleur, d'un violeur ou
d'un hérétique, et si le film a un happy end, il est certain qu'il n'aura
que ce qu'il mérite.
"A en juger par tes vêtements, tu dois être serveur", affirma le chauffeur,
et je jetai un regard honteux à ma chemise blanche boutonnée jusqu'en haut
et à ma veste noire de chez Zara. "Oui", me retrouvai-je lui répondre. Mieux
valait serveur que clubbeur, pensai-je.
"Content de ton job?"
"Alhamdulillah" [Dieu soit loué], répondis-je d'un ton religieux.
"Pour ton bien", dit le chauffeur, qui paraissait la cinquantaine, "j'espère
que là-bas, tu ne sers pas d'alcool. Parce que, tu sais, comme il est écrit
: Non seulement celui qui boit, mais celui qui le sert ou ne fait que le
toucher est impur et doit être rappelé à l'ordre."
"Alhamdulillah, j'ai un patron qui comprend mes contraintes et les
respecte."
"Vraiment?" Le chauffeur était étonné. "Il y a de bonnes gens chez eux
aussi?"
"Très peu, en fait. Peut-être 20 dans tout le pays."
"Que Dieu maudisse les bons chez eux. Pas un seul d'entre eux n'est bon, si
tu veux mon avis, mais leur fin est proche, avec l'aide de Dieu. Ca t'arrive
d'aller sur Internet?" Le chauffeur m'avait pris au dépourvu avec sa
question. Quelle était la bonne réponse religieuse à apporter? La plupart du
temps, "Internet" est associé à la pornographie. Heureusement, il continua à
parler. "Il y a un site extraordinaire. Va sur Google, tape 'fin d'Israël et
des Etats-Unis', et clique sur le premier site qui apparaît. C'est une étude
incroyable qui prouve scientifiquement qu'en 2017, l'Amérique et Israël
disparaîtront. C'est vraiment quelque chose. La physique, les mathématiques
et l'histoire ne laissent aucun doute. 2017 sera leur fin. Qu'est-ce que tu
en dis?"
"Inch'Allah."
"Ca t'ennuie si je prends quelqu'un d'autre en chemin?" me demanda le
chauffeur alors que nous roulions, et repiqua de l'autre côté de la rue sans
attendre mon accord. Non pas que j'aurais eu une quelconque objection,
d'ailleurs. "Peut-être qu'elle aussi va place de Sion. Regarde comment elles
s'habillent, on dirait des prostituées, Dieu ait pitié de nous." Je jetai un
regard à la "prostituée" qui approchait du taxi, et immédiatement, je
tournai la tête. Non, pas ça! Pas ma copine Neta, pas maintenant! Mais
c'était elle, obligatoirement. C'est la seule à porter ce genre d'écharpes
longues et colorées. Rien d'une prostituée, plutôt quelque chose d'une
enfant-fleur des années 60 avec un chapeau de laine de la Jamaïque. Elle
ouvrit la portière arrière. ""Au centre ville?" demanda-t-elle, et le
chauffeur fit un signe de tête. "Entrez."
'J'essayai de me cacher le visage, de ne pas me retourner, de me concentrer
sur mon portable, comme si je vérifiais les messages, mais rien à faire.
"Sa-a-lut!", l'entendis-je dire depuis le siège arrière. "Wow, j'y crois pas
que ce soit toi", dit-elle en se penchant en avant pour m'embrasser sur la
joue. J'essuyai ma joue avec ma manche en murmurant une prière à Dieu pour
qu'il me pardonne. "Hé, c'est super, tu trouves pas? Toi aussi, tu vas à la
fête d'Uri, non?". Le chauffeur me lança un regard en biais.
"Tu sais quoi?", dis-je, essayant désespérément de changer de sujet. "Votre
fin est proche. En 2017, il n'y aura plus ni Amérique ni Israël. C'est
scientifiquement prouvé. En 2017, tout sera fini."
"Super", dit-elle. "Dans ce cas, la première conso est pour moi."
(1) Dans le calendrier juif, le mois d'Adar, où l'on fête Pourim, porterait
bonheur : "Lorsqu¹arrive le mois d¹Adar, on multiplie les manifestations de
joie", disent les Sages.
(2) La place de Sion est proche du coeur vivant de Jérusalem (juive, partie
Ouest) by night. Beit Safafa est un quartier arabe pauvre de Jérusalem Est,
où n'habite pas Kashua.
* Sayed Kashua fait partie de la jeune génération des écrivains israéliens.
Arabe et citoyen israélien, il est journaliste, habite Jérusalem et écrit en
hébreu. Derniers livres publiés en français : "Les Arabes dansent aussi"
(éditions Belfond) et "Et il y eut un matin" (éditions de l¹Olivier, février
2006).