Exposition rue Geoffroy Lasnier à Paris, métro Saint-Paul ou Pont Marie -
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Lhorreur plein cadre
Critique
Expo. Au Mémorial de la Shoah, «Filmer les camps» montre les image tournées par John Ford, Sam Fuller et George Stevens lors de la libération de Dachau et Falkenau, en 1945.
Par GÉRARD LEFORT
FILMER LES CAMPS Mémorial de la Shoah 17, rue Geoffroy-lAsnier (75004). Jusquau 31 août. Rens. : 01 42 77 44 72.
Dès lentrée, lintelligence nous accueille. Une tendre mélopée séchappant dun moniteur vidéo où lon reconnaît, en noir et blanc, Ginger Rogers et Fred Astaire. Pourquoi cette introduction dans une exposition intitulée «Filmer les camps» ? Cest un extrait dune comédie musicale, Sur les Ailes de la danse, réalisée en 1936 par George Stevens. Cest le même Stevens qui, neuf ans plus tard, filmera pour larmée américaine la libération du camp de Dachau, à une vingtaine de kilomètres de Munich.
Cette juxtaposition conçue par lhistorien Christian Delage, commissaire de «Filmer les camps», a valeur de rappel. Ils venaient de là, les boys qui en juin 1944 montèrent à lassaut de lEurope pour la libérer de la terreur nazie. Ils venaient de cette Amérique où Hollywood leur répétait à longueur de romances populaires que, malgré tout, malgré la Grande Dépression, malgré Pearl Harbor, ça allait bien se passer, et que le New Deal du président Roosevelt serait aussi un nouveau monde, un monde où lon pourrait vivre comme on rêve, lovés entre Fred Astaire et Ginger Rogers. Ils venaient de là, les GI anonymes, et ils venaient encore plus de là, les hollywoodiens George Stevens, John Ford et Samuel Fuller, qui chacun à leur fenêtre filmèrent en Europe la fin de la Seconde Guerre mondiale. Lexposition retrace lhistoire de ces trois géants de Hollywood en temps de guerre mais aussi, et surtout, comment le «crochet» par le documentaire marqua leurs fictions à venir. Ils allaient voir ce quils allaient voir, mais ils nimaginaient pas que ce quils allaient voir, personne ne lavait jamais vu.
CENSURE AMERICAINE. George Stevens en première ligne. Engagé comme major dans le Signal Corps (service cinéma de larmée américaine), il avait déjà filmé la campagne dAfrique du Nord. En octobre 1943, Eisenhower, général en chef, quelque peu atterré par la mauvaise qualité des actualités de guerre, lui donne lordre de former une équipe de tournage, la Special Coverage Unit (Specou), plus ou moins sous le contrôle de la Film Photographic Branch, dirigée par Ford, qui dépendait, elle, des services secrets. George Stevens et son équipe (45 professionnels, cameramen, preneurs de son, techniciens
) filment le débarquement en Normandie puis la libération de Paris.
Les images du Jour J. ont été, semble-t-il, «apaisées» par la censure américaine : trop de boucherie. Celles de Paris sont au contraire largement diffusées aux Etats-Unis. De jolies Françaises embrassant les GI à bouche que veux-tu. On voit sur les écrans de lexposition, information dimportance, que, parallèlement aux images tournées en noir et blanc par ses opérateurs, Stevens doublait son reportage par des vues en couleur prises avec sa caméra personnelle.
La juxtaposition de ces deux visions devient littéralement sidérante lorsque lhorreur envahit le cadre. En avril 1945, Eisenhower a visité en Allemagne les premiers camps de concentration. Il demande à Stevens, alors en route pour Berlin, de faire un détour par Dachau. Cest un ordre très précis et détaillé, plusieurs documents joints en témoignent : il sagit de filmer tout ce qui pourra servir de preuve devant les tribunaux qui, après guerre, seront mis en place pour juger les responsables nazis.
CONTRASTE. Le camp de Dachau est libéré le 29 avril 1945. Léquipe de Stevens arrive le 30. Elle reste sur place une semaine. Au jour le jour, les opérateurs rédigent des rapports de prise de vues ; mais ce sont surtout les récits de synthèses écrits par Ivan Moffat, un des scénaristes-écrivains britanniques engagés par George Stevens, quil faut lire. Saluons à cet égard la belle simplicité du dispositif de présentation des documents de lexposition, qui met en relief trois niveaux de lecture et, partant, de distance : les films, les archives et les cartels qui les contextualisent (dates et traductions).
Les textes de Moffat sont une impressionnante leçon de maintien. Aucun pathos, pas lombre dun effet. Le style est sec et tranchant. Ainsi, quand Moffat écrit le 4 mai 1945 : «Le plus jeune détenu auquel nous nous adressons était un Juif polonais de 13 ans, seul dans le camp, ne sachant pas où étaient ses parents, ni même sils étaient en vie. Nous le prendrons en photo et le filmerons, si possible.» Ce «si possible» est formidable, il dit tout de la dignité dun homme face à la barbarie. Ne pas se laisser aller, ni aux larmes ni à la compassion, se tenir droit. Et continuer à travailler en direct de lépouvante, pour mémoire.
On distingue cette même tenue dans les images de Stevens. La première chose quil voit à Dachau : des wagons à lextérieur du camp, remplis de cadavres. Un de ses opérateurs filme en noir et blanc. Stevens double en couleurs, avec sa propre caméra. Or, ce nest pas tout à fait la même chose. Une différence qui ne tient pas au contraste entre le noir et blanc et la couleur, mais à la manière de cadrer. Lopérateur opère. Stevens réalise. En lespèce, une sorte de making of qui humanise linhumain.
De même pour lentrée dans le camp, filmée en caméra subjective. Christian Delage a eu lintelligente audace de rapprocher ce procédé dun plan analogue dans les Raisins de la colère de Ford (1940), où la caméra pénétrait de la même façon dans un camp de sans-abri. Rien nindique que Stevens avait ce souvenir en tête. Mais ce qui lui revient comme une sorte dinconscient des images, cest la fermeté dune grammaire et dun vocabulaire cinématographique qui, recours autant que secours, lui permet à la fois de déchiffrer et de raconter linnommable. Lintuition dEisenhower était la bonne : comment filmer les camps ? La question était trop grave pour en confier la réponse à des amateurs.
CONFRONTATION. Samuel Fuller, à linverse, ne filme que pour lui, avec une petite caméra que sa mère lui avait envoyée alors quil participait à la délivrance de lEurope au sein de la division Big Red One. Avant de filmer la libération du camp de concentration de Falkenau en mai 1945, il enregistre lagonie dun jeune soldat allemand que des GI tentent de sauver. Cet épisode deviendra une scène dAu-delà de la gloire, tourné par Fuller en 1980. Mais leur confrontation, épreuve du réel, permet de jauger que la fiction est nettement moins prégnante que le document.
Beaucoup dimages prises par léquipe de Stevens à Dachau vont servir au documentaire les Camps de concentration, monté par Ford et qui sera projeté dans lenceinte du tribunal de Nuremberg, le 29 novembre 1945.
Lexposition permet de lire une lettre rédigée par Telford Taylor, un jeune juriste assistant le procureur américain Robert Jackson. Cest un document considérable qui, en moins de deux pages, théorise avec brio la notion explosive, hier comme aujourdhui, de preuve par limage et ses limites. Et Taylor de conclure : «Je crains quen utilisant des films dès le début du procès, le côté hollywoodien ne nous porte un coup fatal.» De fait, on en croit à peine ses yeux mais il fait lire, autre document non moins secouant, une sorte de certificat de vérité, signé en octobre 1945 par Stevens, où il jure sur lhonneur que les films tournés à Dachau sont«authentiques».