Ha'aretz, 6 mai 2007
http://www.haaretz.com/hasen/spages/855924.html
Le cheval et son cavalier
Nehemia Shtrasler
Cela faisait longtemps que je ne m'étais senti aussi déplacé. Jeudi soir,
j'étais place Rabin et j'écoutais les paroles douloureuses de Moshé Muskal,
dont le fils Rafanel a été tué pendant la deuxième guerre du Liban. Il a
parlé avec passion des échecs de cette guerre et a appelé Ehoud Olmert à
démissionner immédiatement. Autour de moi, il y avait des gens qui portaient
des yarmulkas (1), des colons et des partisans du Likoud. Leurs yeux
brillaient et ils chantaient : "Olmert, démission!".
Ils n'étaient pas là pour renvoyer un premier ministre qui avait échoué au
Liban. Ils étaient là pour prendre leur revanche sur l'homme qui avait été
derrière le plan de désengagement de Gaza, qui avait soutenu Ariel Sharon,
qui avait conçu le défunt "plan de convergence" et qui ose parler encore
d'un Etat palestinien. Ils se battent toujours pour Pithat Rafiah et Homesh
(2). Ils veulent lui donner une leçon, et à nous aussi : quiconque ose lever
le petit doigt contre les colons aura la main coupée.
Uzi Dayan (3), qui espère capitaliser au maximum avec cette manifestation, a
brodé avec poésie sur la nouvelle alliance surgie sur cette place entre la
droite et la gauche, entre les religieux et les laïques, entre les partisans
et les opposants aux désengagement, entre Yossi Beilin et Effie Eitam. Mais
cette alliance n'existe pas, et ne peut pas exister. Là, il s'agissait d'une
autre alliance, étrange, entre un cheval et son cavalier. La gauche était le
cheval.
Si la droite est venue manifester, ce n'était pas parce qu'elle s'était
opposée à la guerre. Elle est venue parce qu'elle l'a soutenue avec
enthousiasme. Personne n'a oublié les cris d'encouragement de Benjamin
Netanyahou à Olmert dans l'enceinte de la Knesset, l'exhortant à annihiler,
détruire et exterminer le Hezbollah, et à ne pas s'arrêter avant la victoire
totale.
Si la droite est venue manifester, c'était parce qu'elle était déçue de la
manière dont cette guerre a été menée. Elle aurait souhaité une guerre plus
réussie, plus destructrice, qui aurait balayé l'autre côté. Elle est venue
manifester pour couronner d'avance Netanyahou, avec les partis d'extrême
droite (Union nationale, Parti national religieux).
Le mot "paix" n'a quasiment pas été prononcé par les orateurs, et lorsque
Meir Shalev a osé dire que l'armée n'était pas prête à faire la guerre,
parce qu'elle était "occupée aux check points, à procéder à des arrestations
et à protéger des colonies illégales dans les territoires", il s'est fait
huer par la foule des manifestants.
J'ai posé la question à un partisan du Likoud : si le premier ministre qui a
échoué lors de la guerre avait été bien à droite, aurait-il coopéré avec la
gauche pour le jeter dehors? Il m'a regardé avec un petit sourire et a
répondu : "Bien sûr que non. Nous ne sommes pas des imbéciles."
Alors, que faisaient sur cette place tous ceux qui croient à un processus de
paix avec évacuation de territoires? Qu'y faisaient-ils, ces gens qui
pensent qu'il était possible de négocier avec le Liban pendant les six ans
qui ont suivi le retrait d'Israël du Liban et de parvenir à un accord qui
aurait compris la Syrie? Ceux qui pensent que nous nous jetons tête la
première dans la guerre, mais délibérons des milliers de fois, faisons notre
examen de conscience et débattons à l'infini des intentions de l'autre côté
quand celui-ci ose annoncer qu'il souhaite la paix, que faisaient-ils
là-bas?
Le rapport Winograd, qui a envoyé manifester 150.000 personnes, n'a pas
recommandé la démission du premier ministre, au moins dans la partie de ce
rapport qui a été publiée. Il a dit, en revanche, que le processus
démocratique devait suivre son cours, tout en utilisant 160 fois le terme
"échec". .
Cela est dangereux parce que ce rapport dit à tout futur premier ministre :
ne prenez aucun risque. Jouez la prudence. Ne faites pas de vagues. Car si
vous décidez de faire quoi que ce soit de risqué, que ce soit le fait de
partir en guerre ou d'entamer un processus de paix, vous allez en prendre
plein la figure. La commission d'enquête qui sera nommée par la suite vous
reconnaîtra coupable et vous serez jeté dehors.
Donc, mieux vaut ne prendre aucune décision qui comporte un risque, sur la
guerre comme sur la paix. Jouez sur le velours, repoussez tout et restez au
pouvoir, comme Itzhak Shamir (4). A ceux qui vous succèderont de nettoyer
les dégâts que vous aurez laissés derrière vous.
Il n'y a pas si longtemps, quand le Hezbollah a bombardé le nord d'Israël et
même tué des soldats, Sharon a dit qu'il préférait "la paix pour les Bed &
Breakfasts en Galilée" plutôt que de donner une leçon au Hezbollah. Et
aucune commission d'enquête n'a vu le jour.
Nous avons besoin d'un dirigeant qui prenne des risques, qui soit capable de
prendre des décisions impopulaires. Je me serais senti bien plus à l'aise
dans cette manifestation si le mot d'ordre "Olmert démission" avait été
plutôt celui de reprendre le processus de paix, ou même le "plan de
convergence", et de négocier avec la Syrie pour éviter une nouvelle guerre.
(1) yarmulka : sorte de chapeau que portent certains juifs ultra-orthodoxes
(2) Pithat Rafiah (bande de Gaza) et Homesh (Cisjordanie) : deux des
colonies évacuées lors du désengagement de 2005.
(3) Uzi Dayan: ancien chef du Conseil national pour la sécurité, neveu du
Moshé Dayan, il a créé un parti, "Tafnit" (tournant), dont le programme
était très proche de celui de Kadima. Résultat aux dernières élections :
moins de 19.000 voix, soit bien en-dessous du seuil d'éligibilité.
(4) Itzhak Shamir : 1er ministre (Likoud) de 1983 à 1984, puis de 1986 à
1992. "Dur de chez les "durs" au sein du Likoud, il mena une politique
d'évitement systématique, mais fut néanmoins forcé à participer à la
conférence de Madrid (1991), qui constitua dans une certaine mesure le début
du processus de paix et préluda aux accords d'Oslo.