Une idée fait son chemin parmi les néoconservateurs américains : abandonner la région à son sort, car elle ne représente pas une menace à l’échelle planétaire.
Il s’agit d’une traduction résumée d’un article du même auteur, intitulé "The middle of nowhere" (Le milieu de nulle part)
L’intellectuel et historien américain Edward Luttwak est un proche des néoconservateurs, même s’il ne fait pas partie du noyau dur du mouvement. Ses prospectives sont quelquefois surprenantes. Dans un article paru récemment [dans Prospect, n° 134 de mai 2007], intitulé “The Middle of Nowhere” (Le milieu de nulle part) par allusion au Moyen-Orient [Middle East, avec jeu de mots sur 'middle'], Luttwak appelle à oublier le Moyen-Orient, parce que, selon lui, les "sociétés sous-développées doivent être laissées à elles-mêmes". Pour lui, l’appel à l’ingérence internationale pour trouver une solution au conflit arabo-israélien n’est pas le bon choix. Quel danger, se demande l’historien, pourraient courir le monde occidental et la sécurité internationale si ce conflit se poursuivait, alors qu’il n’a provoqué depuis son déclenchement en 1921, que 100 000 victimes, soit autant que le conflit au Darfour en une seule saison ? Du point de vue stratégique, ce conflit est sans incidence sur d’autres, comme ceux qui ensanglantent l’Algérie et l’Irak, ou ceux qui opposent musulmans et Hindous au Cachemire, ou musulmans et Russes en Tchétchénie.
Quant à la fameuse “arme” que représenterait le pétrole, la seule fois où elle a servi remonte à 1973. Depuis des décennies, on a cessé d’associer pétrole et politique, tant la stratégie de l’embargo s’est révélée catastrophique pour l’économie des pays producteurs. Les guerres du Golfe, ainsi que les deux Intifadas palestiniennes, n’ont eu aucun impact négatif sur l’Occident. Le Moyen-Orient assure actuellement moins de 30 % de la production énergétique mondiale, au lieu d’environ 40 % en 1974-1975. En 2005, 17 % seulement des importations américaines de pétrole provenaient du Golfe, contre 28 % en 1975, et ce pourcentage est appelé à diminuer de trois-quarts d’ici à 2025.
La puissance accumulée gêne plus qu’elle n’inquiète
Vient ensuite le “syndrome de Mussolini”, l’illusion entretenue par l’Italie, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, d’être à la tête d’une impressionnante armée, laquelle a surpris par sa médiocrité une fois la guerre déclarée. Ce syndrome a été activé une première fois avec le président égyptien Nasser, dont on avait surestimé l’armée avant qu’elle ne s’effondre lamentablement, en 1967. Le même scénario s’est reproduit, de façon plus dramatique encore, avec Saddam Hussein. Ceux qui le remettent actuellement en œuvre en Iran perdent de vue le fait que les sociétés sous-développées peuvent mener des insurrections remarquables, mais sont incapables de produire des forces militaires modernes.
La plupart des navires de guerre de l’Iran datent de plus de trente ans, et ses avions – majoritairement des F4, des Mirage ou des F5, ainsi que des F14 – n’ont plus volé depuis des années, faute de pièces de rechange. Par ailleurs, qualifier d’“élite” la garde révolutionnaire iranienne n’est pas sans rappeler les appellations élogieuses dont on gratifiait la garde républicaine irakienne. Téhéran n’a mené qu’une seule guerre contre l’Irak, et l’a en définitive perdue. Quant à la prétendue défaite qu’il aurait infligée à Israël via le Hezbollah, le fait que le tiers des miliciens de ce parti aient péri durant les combats, ainsi que le silence total observé par l’Iran au sujet de ce conflit, discréditent totalement cette affirmation.
Pour ce qui est du terrorisme, Luttwak estime que l’Iran ne doit pas inquiéter les Etats-Unis : les opérations terroristes dans lesquelles il était directement impliqué se sont limitées à celle de Khobar, en Arabie Saoudite [2004], aux deux attentats de Buenos Aires [1992 et 1994], ainsi qu’à quelques attentats en Europe… Une menace somme toute dérisoire, au vu de celles que l’Union soviétique et, avant elle, le nazisme faisaient planer sur l’Occident. L’auteur va plus loin en estimant que même un arsenal nucléaire iranien développé ne saurait, en dépit de la panique qu’il provoquerait, affecter qualitativement l’équilibre international. L’idée que la société iranienne soutient à l’unanimité son programme nucléaire relève de la pure spéculation. Il suffit de voir que l’ethnie perse ne représente que 51% de la population, le reste étant composé d’Azéris, de Kurdes et d’Arabes, dont la majorité contestent le régime actuel.
La puissance dont dispose cette région gêne plus qu’elle n’inquiète. L’usage de la force avec elle n’est pas de mise. Pour maintes raisons culturelles, religieuses et historiques, ses populations ne se soumettront pas en cas de défaite. Pour des raisons similaires, une politique de modération avec les Arabes n’est pas garante de leur ralliement aux Etats-Unis. Et Luttwak de conclure qu’il faut laisser cette région tranquille, le temps qu’elle fasse la paix avec elle-même et qu’elle cesse d’être prisonnière de son passé.
Edward Luttwak
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