La Grèce n’eut, dans le cercle de son activité intellectuelle et morale, qu’une seule lacune ; mais cette lacune fut considérable. Elle méprisa les humbles, et n’éprouva pas le besoin d’un Dieu juste. Ses philosophes, en rêvant l’immortalité de l’âme, furent tolérants pour les iniquités de ce monde. Ses religions restèrent de charmants enfantillages municipaux ; l’idée d’une religion universelle ne lui vint jamais.
L’ardent génie d’une petite tribu établie dans un coin perdu de la Syrie sembla fait pour suppléer à ce défaut de l’esprit hellénique. Israël ne prit jamais son parti de voir le monde si mal gouverné, sous le gouvernement d’un Dieu censé juste. Ses sages avaient des accès de colère devant tous les abus dont fourmille le monde. Un mauvais homme, mourant vieux, riche et tranquille, leur faisait monter la rage au coeur. Les prophètes, à partir du IXe siècle avant Jésus-Christ, donnent à cette idée la proportion d’un dogme.
Les prophètes israélites sont des publicistes fougueux, du genre que nous appellerions aujourd’hui socialiste et anarchiste. Ils sont fanatiques de justice sociale et proclament hautement que, si le monde n’est pas juste ou susceptible de le devenir, il vaut mieux qu’il soit détruit : manière de voir très fausse, mais très féconde ; car, comme toutes les doctrines désespérées, comme le nihilisme russe de nos jours, par exemple, elle produit l’héroïsme et un grand éveil des forces humaines. Les fondateurs du christianisme, continuateurs directs des prophètes, s’épuisent en un appel incessant à la fin lu monde, et, chose étrange ! transforment en effet te monde. Par Jésus, les apôtres et la seconde génération chrétienne, s’établit une religion, sortie du judaïsme, qui, trois siècles plus tard, s’impose aux races les plus importantes de l’humanité, et se substitue aux petits joujoux patriotiques des cités anciennes. Avec les églises, qui ne sont que des synagogues ouvertes aux incirconcis, naît une idée de l’association populaire qui tranche absolument sur la démocratie des villes grecques.
Ernest Renan