par Guy Carlier
Février 1942
Une jeune femme, encombrée d’un étui de violoncelle qu’elle serre maladroitement contre elle, monte dans le tramway de Pessac à Bordeaux. Elle se dirige vers l’avant du tram, là où restent toujours des places libres, en provoquant sur son passage les quolibets obscènes des ouvriers de la base de sous-marins et les grognements des autres passagers, endormis et frigorifiés, qu’elle heurte de son volumineux bagage.
Elle finit par s’asseoir près de la fenêtre, tenant toujours son étui de violoncelle serré contre son corps. En face d’elle, un jeune homme portant des lunettes de myope l’a observée pendant qu’elle s’asseyait mais, par timidité, il a détourné la tête dès que le regard de la jeune femme a croisé le sien et il semble maintenant complètement absorbé par la banlieue bordelaise qui défile.
A son tour, elle l’observe et, très vite, s’aperçoit que le jeune homme la regarde dans le reflet de la vitre du tramway. Par jeu et par défi, elle le regarde à son tour dans le même reflet et lui sourit. Le garçon rougit mais continue à faire semblant de regarder dehors. Alors, de son index ganté de laine, sur la buée de la vitre, juste à la hauteur des yeux du jeune homme, elle écrit son prénom: Clara.
Lui, écarlate, parvient à rester imperturbable, et ne la regarde même pas lorsque, arrivée au conservatoire, elle descend du tramway.
Le lendemain matin, les ouvriers de la base de sous-marins reprennent de plus belle leurs commentaires grossiers sur le passage de Clara. L’un d’entre eux, un petit bonhomme à casquette, aux joues couperosées, écarte de façon obscène ses jambes en bleu de travail pour imiter la position des violoncellistes.
Mais Clara est déjà assise en face du jeune homme aux lunettes de myope. Juste au moment où il va recommencer son manège de la veille et se mettre à regarder le paysage, elle lui dit bonjour d’une voix enjouée.
Alors il la regarde. Alors ils se regardent. Interminablement. Et sans dire un mot, juste dans ce regard échangé, ces deux-là se racontent, ils s’offrent leur enfance, ils ne se connaissent pas mais il se savent déjà et se boivent des yeux.
Elle bouge la première comme on brise un cristal. Elle lui tendit la main mais, en faisant ce mouvement, le bras de l’étui de violoncelle se déplaça et l’étoile apparut.
Le jeune homme rougit en lui serrant la main, comme s’il l’avait vue nue.
Gênée de le gêner, elle lui parla.
Elle étudiait le violoncelle au conservatoire de Bordeaux et avait constitué avec d’autres élèves un orchestre à cordes. Elle lui montra la partition de l’œuvre sur laquelle elle travaillait.
Il ne connaissait rien à la musique, alors elle lui expliqua qu’il s’agissait d’un quatuor de Haydn, appelé L’Empereur, devenu l’hymne allemand.
A cette évocation, il ne put s’empêcher de regarder l’étoile jaune, et lui dit: «Ça doit être un très beau morceau pour que vous l’aimiez malgré tout…»
Elle répondit : «Il n’y a pas d’autre mélodie au monde».
Elle était arrivée.
Comme elle allait se lever, il lui attrapa la main, dans un geste de brutale tendresse, en criant presque : «Attendez…»
Il avait trop de choses essentielles à lui dire, alors il balbutia : «Je veux que vous sachiez… j’aimerais tant vous regarder dormir…». Elle sourit en essayant de dégager sa main, mais il s’accrochait à elle comme un noyé et, juste pour prolonger l’instant, il continua bêtement sa phrase: «J’aimerais vous regarder dormir, et puis… et puis, tout doucement, soulever votre visage, retourner votre oreiller et vous reposer tout doucement du côté frais…»
C’était puéril… c’était puéril, mais Clara était en larmes en descendant du tramway.
Le lendemain, le jeune homme entendit roter puis rire les ouvriers de la base sous-marine, mais attendit en vain la jeune fille.
Il ne la vit pas non plus le lendemain…
Ni les jours suivants.
Au bout d’une semaine, il descendit du tramway à l’arrêt du conservatoire et alla demander au concierge s’il connaissait une amie à lui, qui se prénommait Clara et jouait au violoncelle.
Le vieux monsieur lui expliqua que les miliciens étaient venus et qu’ils avaient emmené les juifs, même des enfants, mais ils avaient un ordre officiel signé Papon, précisa-t-il.
Le jeune homme, dévasté, se fit la remarque idiote que la loge sentait l’urine de chat.
«Vous êtes de la famille de Clara Kaplan ?» lui demanda le concierge.
Il s’entendit répondre: «Nous allions nous marier».
Alors, le vieux monsieur qui sentait l’urine de chat lui remit le violoncelle dans son étui.
Après avoir eu les mains brisées par les gardiennes polonaises, Clara Kaplan mourut à Ravensbrück en avril 1944.
L’autre soir, à la télévision, on nous montra l’arrivée en hélicoptère de Maurice Papon à la prison de Fresnes. Dans la foule massée devant la maison d’arrêt, on voyait un vieux monsieur portant des lunettes de myope, qui attendait, anachronique, face aux Terminators du cordon de C.R.S.
Quand l’hélicoptère amenant l’immonde se posa dans la cour sous les huées des voleurs d’autoradios, le vieux monsieur leva les bras et tendit très haut un carton sur lequel, d’une écriture appliquée, avec des pleins et des déliés, il avait juste écrit : «Clara».
Et je vous jure qu’à cet instant, devant ma télévision, j’ai entendu un violoncelle qui jouait l’hymne allemand et une voix de jeune fille qui disait : «Il n’y a pas d’autre mélodie au monde».
Guy Carlier *
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