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le témoignage d'un père palestinien qui a perdu sa fille, tuée très
probablement par la police israélienne des frontières. Il raconte son
parcours qui l'a conduit à se battre pour la paix et comment il a réagi à sa
tragédie. Son parcours, son discours, avec toutes les qualités et les
défauts du témoignage brut, fait écho à ceux des "Bâtisseurs de Paix"
interviewés dans le livre de David Chemla]
http://www.haaretz.com/hasen/spages/817894.html
Ha'aretz, 25 janvier 2007
Le monologue de Bassam Aramin, père d'Abir et Combattant pour la Paix
Gideon Levy
Trad. : Gérard pour La Paix Maintenant
(Cet article étant relativement long, nous avons supprimé de cette
traduction la première partie qui expose les faits (la mort d'Abir, ainsi
que l'appartenance de Bassam Aramin au groupe des "Combattants pour la
Paix"). Cela a de tout façon été relaté dans un article précédent :
"Le chemin de la paix est sanglant, mais il faut continuer" :
http://www.lapaixmaintenant.org/article1507)
Bassam Aramin a 38 ans. Il est père de six enfants, dont Abir. Il a passé
sept ans dans les prisons israéliennes, et il est né dans le village de
Seir, près de Hebron. Depuis son mariage, il habite Anata, qui jouxte
Jérusalem. Il travaille au Centre national palestinien des archives de
Ramallah. Il parle couramment l'hébreu. Grâce à la carte d'identité bleue
[israélienne] de sa mère, Abir était israélienne.
"Nous nous sommes rencontrés le 16 janvier 2005, deux ans jour pour jour
avant qu'Abir n'ait été tuée. Nous avons rencontré sept anciens soldats
israéliens qui refusaient d'accomplir leur service et souhaitaient
rencontrer des combattants palestiniens. Cette rencontre a eu lieu à l'hôtel
Everest de Bethléem. Quatre Palestiniens et sept Israéliens. Ce fut très
difficile. Pour la première fois, on est face au type qui vous humilie, qui
tire sur vous, qui vous arrête à un check point, qui participe à toutes les
opérations menées contre vous en Cisjordanie. Au début, nous avons pensé
qu'il pourrait s'agir de membres du Shin Bet, ou de soldats de Douvdevan
(unité israélienne camouflée], qui nous tendaient un piège. Mais j'ai aussi
vu la peur dans les yeux des Israéliens qui pensaient que nous pourrions les
kidnapper. Ou les tuer.
"J'ai été arrêté pour la première fois en 1985, à l'âge de 16 ans. Même
enfant, on a une certaine histoire. Un enfant comme moi, qui a commencé sa
lutte en brandissant un drapeau palestinien la nuit, n'avait nul besoin
d'être éduqué ou incité. Je sentais que je n'avais pas d'autre choix que de
m'opposer à ces gens qui venaient me battre, de drôles de gens qui ne
parlaient pas notre langue. Nous ne comprenions pas ce qu'ils voulaient.
Quand je posais la question à mon père, qui a aujourd'hui 95 ans, c'est quoi
tout ça, qui sont ces gens, il me répondait : Ce sont des Juifs. Et que
veulent-ils? Ils veulent nous occuper. Pourquoi? Il n'arrivait pas à me
l'expliquer. Tout ce qu'il voulait, c'était que ces étrangers s'en aillent,
du village, de notre cour, que personne ne nous dérange. A l'époque dont je
parle, j'aurais été incapable d'expliquer le sens de la liberté, de
l'indépendance, de la Palestine. Cela ne m'intéressait pas.
"Une fois, il y a eu une manifestation à Khalkhoul [ville proche de Hebron,
ndt] en hommage à une étudiante qui avait été tuée. J'avais 12 ans, et des
soldats sont arrivés et se sont mis à tirer. Comment étaient-ils arrivés là
si vite, comme s'ils étaient tombés du ciel? Il y a une manifestation, et
ils étaient arrivés immédiatement avec du gaz lacrymogène et des balles.
J'étais terrifié. Les gens se sont éparpillés. Moi, je boite de naissance,
j'ai voulu courir, mais je n'ai pas pu m'enfuir comme les autres enfants et
les soldats m'ont rattrapé. Quel souvenir! Des soldats effrayants, très
grands, ils m'ont donné quelques coups et je suis tombé par terre. J'ai fini
par m'enfuir et j'ai pensé qu'il fallait que je me venge. Je ne leur avais
rien fait, et eux, voilà ce qu'ils nous faisaient tout le temps. Je me suis
enfui vers les montagnes et là, j'ai hurlé dans le wadi.
"Je voyais que les soldats devenaient dingues à la vue d'un drapeau
palestinien. Moi, je ne comprenais pas ce qu'il symbolisait et je n'avais
pas d'armes, aucune façon de résister, alors s'ils haïssaient le drapeau, je
leur montrerais. Voilà comment j'ai commencé à l'apprécier, tout en ne
comprenant rien au symbole. Je suis rentré chez moi, j'ai fouillé dans mes
vêtement en cherchant ce qui était noir, rouge, vert et blanc, en faisant
attention de ne pas me faire attraper par ma mère, je suis allé retrouver
des amis et nous avons cousu un drapeau. La nuit, nous sommes allés à
l'arbre le plus haut de l'école et nous y avons accroché le drapeau. Le
lendemain, les soldats sont venus. Ce fut notre jeu à nous, les enfants,
notre lutte armée pendant des mois, jusqu'à ce que les soldats en aient
assez. Ils ont scié tous les arbres de l'école. Alors, nous sommes passés
aux poteaux électriques et téléphoniques. Nous écrivions aussi sur les murs
"Longue Vie à la Palestine". C'était notre espoir : sauver la Palestine. Si
le drapeau restait, pensions-nous, nous avions gagné.
"Après, nous avons vu que ça ne marchait pas. Parler et écrire ne menait à
rien, jeter des pierres, c'était perdre son temps, alors nous avons voulu
des armes. Par chance, ou par malchance, nous avons trouvé dans une grotte
quelques vieilles armes qui avaient appartenu à des soldats jordaniens qui
s'étaient enfuis en 1967. Deux grenades et un pistolet. Je me suis dit : A
partir d'aujourd'hui, Israël n'existe plus. J'ai des armes. Tout ce qu'il
faut, c'est se procurer des balles, une balle pour chaque Israélien.
"Je me sentais devenu adulte, plus un enfant, mais mes amis m'ont dit que je
ne pouvais pas aller avec eux parce que je boitais, et que nous voulions une
mission qui réussisse. Ils ont lancé deux grenades sur des soldats, sans
toucher personne, puis ils ont tiré sur une jeep, sans que personne ne soit
blessé là non plus. Ils ont tous fait plusieurs années de prison sans sang
sur les mains. Moi aussi, j'ai été arrêté et je me suis retrouvé en prison
pendant sept ans. J'étais un combattant, un héros, des jeux d'enfants
j'étais passé aux choses sérieuses. En prison, j'ai voulu lire des livres
sur la lutte, comprendre le problème palestinien, qui étaient les Juifs,
pourquoi l'occupation, comprendre la situation dont je faisais partie. J'ai
commencé à comprendre notre problème, notre histoire et celle des Juifs :
l'esclavage en Egypte, comment ils ont souffert pendant la Shoah et comment
nous payions le prix de leurs souffrances.
"Un jour, j'ai vu un film sur la Shoah. Je me souviens, c'était en 1986,
dans la salle 6 de l'aile B de la prison de Hebron. J'ai compris beaucoup de
choses. Avant ce film, je me demandais pourquoi Hitler ne les avait pas tous
tués, s'il les avait tous tués, je ne serais pas en prison. J'ai voulu me
concentrer sur ce film, comprendre ce qu'avait été la Shoah. Au bout de 15
minutes, je me suis retrouvé en train de pleurer sur ces gens qui allaient
mourir, nus, innocents, pour la seule raison qu'ils étaient juifs. La
plupart des autres prisonniers dormaient. Moi, je ne voulais pas qu'ils me
voient pleurer et me disent : Tu pleures sur qui? Sur le peuple qui t'a mis
en prison, qui nous occupe?
"Dans ce film, j'ai vu des gens qui baissaient la tête. Sans résistance. Des
gens être enterrés vivants par des bulldozers, entrer dans la chambre à gaz,
être jetés dans des fours. Cela m'a fait très mal, et en même temps, j'étais
en colère. Comment quelqu'un qui sait qu'il va mourir peut-il ne pas
résister? Pas même crier, pour sentir qu'il est vivant?
"Le 1er octobre 1987, une centaine de soldats sont entrés dans l'aile
réservée aux jeunes de la prison, la plupart masqués. Nous avons dû tous
nous déshabiller, ce qui est très humiliant pour nous, puis passer par le
couloir. Des deux côtés, on recevait des coups jusqu'à ce qu'on atteignait
la cour. Je me suis rappelé ma colère contre les Juifs qui n'avaient pas
résisté pendant la Shoah, et sans m'en rendre compte, je me suis mis à
crier. Quelques minutes plus tard, je n'ai plus vu les soldats. Je me suis
senti plus fort qu'eux. Nous étions environ 120 enfants qui avions été
battus. Quand j'ai demandé à l'officier de service pourquoi, il m'a dit :
Ils ne sont pas de la prison, ce sont des soldats qui font un exercice. On
les entraîne à tuer l'humanité chez les gens, à ne ressentir que de la
vengeance.
"Pas mal de choses que j'avais vues dans le film sur la Shoah, je les ai
vues après dans la vie réelle. Pendant l'Intifada, j'ai vu enterrer des gens
vivants à Salem, tuer une femme et la laisser au bord d'une route,
exactement comme j'avais vu un officier nazi tuer une femme depuis sa
fenêtre. Après, les gens passaient à côté d'elle et continuaient à marcher.
Comment quelqu'un qui connaît le goût de la souffrance, de l'esclavage, du
racisme,peut-il faire la même chose à une autre nation? Malgré cela, j'avais
beaucoup d'amis chez les gardiens de la prison, mais pour moi, les
Israéliens, c'étaient les colons, les soldats et les geôliers.
"Quand j'ai été libéré en 1992, il régnait déjà un climat d'espoir. Je me
suis marié et j'ai eu des enfants. Pour eux, je rêvais d'une vie meilleure
que celle de notre génération. Je voulais les protéger. Tout leur expliquer
pour qu'ils ne grandissent pas comme moi, sans rien comprendre. Qu'ils
sachent qui sont les Palestiniens, qui sont les Israéliens... qu'ils
combattent l'occupation et contribuent à développer une bonne économie,
qu'ils jouent, créent, étudient comme tous les enfants. Tous les enfants
veulent être médecins. En fait, Abir voulait devenir ingénieur. C'est comme
cela que j'ai voulu élever mes enfants.
"Je me suis retrouvé chez les Combattants pour la Paix, et après notre
première rencontre, nous avons su que nous allions rester ensemble pour
longtemps, que nous avions la lourde responsabilité de nous battre pour la
vie, pour la liberté, d'expliquer la valeur de la vie humaine, car nous
sommes les instruments de la guerre des deux côtés. Expliquer aux Israéliens
qui ne le savent pas que l'occupation consiste en ce que leurs fils
deviennent des meurtriers cruels qui pensent protéger la sécurité et qui
font le contraire, mettre en danger la sécurité.
"Une fois, je donnais une conférence à Hatzor Haglilit. On m'avait dit que
c'était un endroit difficile, parce qu'ils avaient été la cible de
nombreuses [roquettes] Katioushas [tirées depuis le Liban par le Hezbollah,
ndt]. Une étudiante est venue vers moi. Elle m'a pris dans ses bras et m'a
dit : 'Vous êtes le premier Palestinien que je rencontre. Plus jamais je ne
croirai les informations ni le gouvernement, ni tous les mensonges. J'ai
compris, tout simplement.' Cela m'a donné beaucoup de courage, parce que,de
l'autre côté, il y avait quelqu'un qui vous comprenait et vous acceptait.
"Mardi dernier, je dormais quand Abir est partie pour l'école. Elle avait un
contrôle de maths. A 9h30, je suis parti à Ramallah pour travailler. La
veille, Abir m'avait dit qu'elle voulait aller chez une amie pour étudier
ensemble, et je lui avais répondu : Oh non, je t'aiderai.
"J'étais dans un taxi, cherchant mes filles qui devaient sortir de l'école.
Sur la gauche, j'ai vu une jeep de la police des frontières. Je les ai
regardés et je me suis dit : Qu'est-ce qu'ils font là aujourd'hui? Provoquer
nos enfants? Inch'Allah, rien ne va arriver. Les filles vont inhaler un peu
de gaz, c'est tout. Quand je suis arrivé au carrefour d'al-Ram, un
enseignant de l'école m'a appelé et m'a dit qu'Abir était tombée et qu'il
avait appelé sa mère pour qu'elle vienne la chercher. J'ai appelé chez moi.
Arin, ma fille aînée, était en pleurs. Je n'y comprenais rien. Un voisin a
alors pris le téléphone et m'a dit : Les soldats ont tiré sur ta fille à la
tête, elle est blessée.
"J'ai appelé l'école, et on m'a dit qu'elle avait été transportée à
l'hôpital Makassed (à Jérusalem Est). Je suis immédiatement parti pour
Makassed. Sur la route, j'ai vu la jeep de la police des frontières près du
bâtiment du Conseil régional, mais je me suis dit que ce n'était pas le
moment de faire des discours. Arrivé à Makassed, on m'a dit qu'elle était
dans un état critique et qu'il fallait l'opérer. J'ai eu peur et je leur ai
dit qu'elle avait une carte d'identité israélienne et que je voulais la
transporter à l'hôpital Hadassah (Jérusalem Ouest). Pour accélérer les
choses, j'ai contacté le Centre Peres pour la Paix, dont l'équipe m'a bien
aidé. Ils ont envoyé une ambulance du Magen David Adom (équivalent israélien
de la Croix Rouge, ndt) qui l'a transportée à Hadassah. Là, les médecins ont
décidé qu'une opération n'était pas nécessaire. Dieu soit loué, me suis-je
dit.
"A 19h, son état s'est aggravé. Soudain, il fallait l'opérer. Les médecins
m'ont dit : Espérons un miracle. J'avais compris. Ma fille avait besoin d'un
miracle, mais en ce moment, il n'y a pas de miracles. Je me suis dit que je
voulais pas me venger. La vengeance serait que ce "héros" que ma fille avait
"mis en danger" et sur lequel elle avait "tiré", soit jugé. Puis on l'a
déclarée officiellement morte.
"De ce qu'on m'a raconté, j'ai compris que les enfants avaient jeté des
pierres et que la police des frontières avait lancé une grenade à la tête
d'Abir, de derrière, à une distance de quatre mètres. Au début, ils ont dit
qu'elle avait été blessée par une pierre. Je connais bien ce petit jeu, mais
je ne pensais pas qu'ils tomberaient à un niveau aussi méprisable
excusez-moi d'employer ce mot quand ils ont dit sur la chaîne 2 qu'Abir
avait joué avec quelque chose qui lui a explosé la tête. Ses doigts étaient
intacts et sa tête avait explosé? C'est méprisable. Menteurs. On envoie un
gamin de 18 ans armé d'un M-16 et on lui dit que nos enfants sont ses
ennemis, et il sait que personne ne sera jugé, et donc, il tire de
sang-froid et devient un assassin.
"Je ne vais pas exploiter le sang de ma fille à des fins politiques. Il
s'agit du cri d'un être humain. Je ne vais pas perdre mon jugement, ma
direction, pour l'unique raison que j'ai perdu mon coeur, mon enfant. Je
continuerai à lutter pour protéger ses frères et soeurs, ses copines de
classe, les Palestiniens et les Israéliens. Ce sont tous nos enfants."[/size]