http://www.haaretz.com/hasen/spages/938370.html
Excuses à Kafr Qassem
Tom Seguev
Traduction : Gérard pour La Paix Maintenant
Le 29 octobre 1956, peu après 17h, plusieurs dizaines d¹habitants de Kafr
Qassem rentraient de leur travail, ignorants du couvre-feu imposé à cause du
début de la campagne du Sinaï. La police des frontières tua 47 personnes,
des Arabes, des citoyens d¹Israël.
Le monument érigé en leur mémoire perpétue aussi la mémoire d¹un vieil homme
qui eut une attaque de c¦ur lorsqu¹il apprit que son fils était parmi les
victimes, ainsi que le f¦tus que l¹une des femmes assassinées portait dans
son ventre. Des gens furent blessés, aussi. Le massacre prit place dans
cadre d'un plan d¹urgence, et les habitants du village furent expulsés vers
la Jordanie.
Au début, les autorités tentèrent de cacher l¹information sous le couvert de
la censure militaire. Shimon Peres, aujourd¹hui président d¹Israël, était à
cette époque directeur de cabinet du ministère de la Défense. Seuls 5 ou 6
survivants du massacre sont encore en vie. La plupart des 18.000 habitants
de Kafr Qassem sont nés après, dont 15% ont des liens familiaux avec les
victimes. Ils vivent avec l¹héritage de ce massacre, élément-clé de leur
identité.
La semaine dernière, le président Peres se rendit à Kafr Qassem. Son cabinet
déclara que c¹était à l¹occasion de la fête de l¹Id al-Adha. Peres pesa
soigneusement les mots qu¹il prononça à propos du massacre, partie d¹un
discours en faveur de la paix : « J¹ai choisi de rendre visite à Kafr
Qassem, là où, dans le passé, s¹est produit un événement très grave que nous
regrettons profondément, et aujourd¹hui, Juifs et Arabes vivent dans
l¹harmonie. » Sami Issa, maire de Kafr Qassem, interprète ces mots comme des
excuses : « Nous regrettons, ou nous nous excusons, c¹est la même chose. »
En parlant avec les représentants du village, Peres employa d¹ailleurs le
terme d¹excuses. Peres est le premier président en exercice à présenter des
excuses pour ce massacre.
Ces dernières années, partout dans le monde, les cérémonies d¹excuses pour
les injustices historiques commises et les gestes de réconciliation
nationale sont devenues un phénomène relativement courant, de l¹Afrique du
Sud à l¹Argentine. Pour les évaluer correctement, il nous faut examiner le
degré de réel remords et de réelle reconnaissance d¹une responsabilité
qu¹ils révèlent. Il nous faut également examiner dans quelle mesure les
leçons ont été tirées qui influent sur la politique menée sur le terrain. Le
cas israélien ne manque pas d¹ambiguïtés.
Le massacre de Kafr Qassem provoqua un choc dans le pays et suscita un débat
public sur des questions aussi essentielles que la morale et la démocratie.
Douze ans après la deuxième Guerre mondiale, ce débat avait la Shoah pour
toile de fond. Les assassins furent jugés en public. Benjamin Halevi, qui
fut plus tard l¹un des juges du procès d¹Adolf Eichmann, demanda à l¹un des
accusés s¹il aurait aussi défendu un soldat nazi qui avait obéi aux ordres.
Après ce procès, tout soldat israélien eut le devoir de refuser d¹obéir à un
ordre « manifestement illégal », comme celui d¹assassiner des civils.
Or, peu après leur condamnation à la prison, les assassins furent libérés.
(Š) Tsahal agit très peu pour instiller dans l¹esprit de ses soldats
l¹obligation de refuser d¹obéir à un ordre manifestement illégal. En
revanche, il agit avec force contre les objecteurs de conscience.
Au cours des décennies qui ont suivi le massacre de Kafr Qassem, les soldats
ont tué des milliers de Palestiniens innocents, dans la bande de Gaza et en
Cisjordanie pour la plupart. A l¹occasion, ils ont tué aussi des
manifestants arabes, des citoyens israéliens. A ce jour, les Arabes
israéliens ne sont toujours pas des citoyens de plein droit (1), et Israël
souligne qu¹il ne veut pas être l¹Etat de tous ses citoyens, mais un Etat
juif et démocratique. Les représentants du gouvernement ne participent pas
aux cérémonies annuelles à Kafr Qassem. A ce titre, on se rappellera
probablement les excuses du Président comme un premier pas en direction
d¹une déclaration historique de réconciliation entre Juifs et Arabes.
Pour la plupart des Israéliens, il est très difficile de reconnaître qu¹ils
portent une responsabilité historique dans la création du problème des
réfugiés palestiniens. Historiquement, la vision du sionisme est fondée,
entre autres, sur l¹hypothèse selon laquelle sa réalisation est censée ne
léser personne. Si seulement les Arabes renonçaient à leurs revendications
nationalistes et acceptaient la réalisation de notre rêve, nous vivrions
dans le meilleur des mondes, eux y compris.
Cette fiction historique est extrêmement nuisible, car aussi longtemps que
nous resterons persuadés que nous ne portons aucune responsabilité dans la
tragédie palestinienne, il n¹y a aucune chance pour que nous tentions de
corriger cette injustice. D¹où l¹importance de reconnaître notre
responsabilité. Lorsque le jour viendra de publier une déclaration de
réconciliation historique, on pourra se souvenir du jour où Peres présenta
des excuses. La leçon principale à tirer de tout cela : cela ne fait de mal
à personne de demander pardon.
(1) Même s¹ils le sont en principe, d¹après la Déclaration d¹indépendance,
où il est stipulé : « [L¹Etat d¹Israël] assurera une complète égalité de
droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de
croyance, de race ou de sexe ; il garantira la pleine liberté de conscience,
de culte, d'éducation et de culture. »